« What Happens to People and What Happens to the Land is the Same Thing » est un projet en trois volets, imaginé par la commissaire d’exposition italienne Chiara Nuzzi, à l’occasion de sa résidence au sein du programme international ACROSS développé à Nice par thankyouforcoming (Claire Migraine). Le second opus de cette proposition curatoriale consiste en l’exposition de « Night Soil – Nocturnal Gardening », le dernier chapitre d’un cycle de films expérimentaux réalisés par l’artiste néerlandaise Mélanie Bonajo (1978) entre 2014 et 2016. Au sein des deux premiers films, » Fake Paradise » et « Economy of Love », l’artiste dépeignait les expériences vécues par des femmes (consommation de plantes hallucinogènes et prostitution) mues par une volonté de réévaluation de ces pratiques anticapitalistes et du pouvoir qui en résulte dans une société patriarcale.
Projeté au Narcissio, sur un écran libre accompagné de quelques plantes d’intérieur, au cœur de cet espace d’art contemporain partiellement peint d’un vert forêt, Night Soil – Nocturnal Gardening est inclus dans un dispositif immersif singulier, permettant d’élargir le cadre de l’image. Ce film s’apparente à un documentaire au sein duquel le visiteur est invité à découvrir successivement les portraits de quatre femmes, entrecoupés par un plan de lune, métaphore iconographique d’une fertilité cyclique de la terre comme des corps. Chacune d’entre elles est filmée alternativement réalisant une multitude de gestes quotidiens puis s’immobilisant pour un temps dans l’environnement où elle déploie son activité, souvent en pleine nature.
Chaque femme accompagne son propre portrait d’un discours « off », révélant la volonté de l’artiste de leur donner directement la parole – parole d’ordinaire jugée ou condamnée – produisant un effet de proximité immédiate avec le spectateur : une véritable rencontre. La sincère bienveillance avec laquelle ces femmes sont filmées laisse supposer, outre la nécessité de leur donner une visibilité, les liens privilégiés qui ont été tissés entre l’artiste et les protagonistes sans toutefois exclure la figure du visiteur de ce troublant face à face.
Toutes cultivent un rapport d’humilité profond envers la nature. Que l’initiative que chacune présente soit individuelle ou collective, il s’agit toujours de vivre des ressources de la terre avec gratitude, dans un rapport de réciprocité et d’échange des énergies, avec une conscience laïque aiguë – rejetant systématiquement la notion de dogme – d’appartenir à un jardin d’Eden d’où hommes et femmes auraient été chassés. Le cinquième personnage de ce film semble donc être la nature elle-même, omniprésente, filmée avec une attention et une douceur particulières. Mélanie Bonajo révèle avec aisance la beauté majestueuse d’un massif montagneux, d’un cours d’eau, d’une branche d’arbre, d’un animal au repos, ou d’un ciel nuageux. Transparaît dans ces images le rapport prédominant de l’artiste à la photographie, que l’on perçoit aussi nettement dans les portraits immobiles et autres plans fixes. Ces choix cinématographiques invitent le spectateur, dans un état proche de la contemplation, à entrer véritablement dans l’image, par-delà la frontière de l’écran.
De nombreuses problématiques sociétales intersectionnelles sont ici abordées avec justesse en filigrane : les rapports post-coloniaux de domination entre les peuples, l’histoire complexe de la notion de « territoire », le développement fulgurant du modèle consumériste global impliquant un désastre écologique mondial ainsi qu’une multitude d’inégalités sociales.
« A sick society can’t resist ».
Chaque femme évoque ici son propre rapport à nos sociétés contemporaines consistant à sortir des « patterns » occidentaux pour chercher à instaurer, à partir d’un positionnement individuel, un modèle autre, collectif. Il s’agit alors d’inventer (ou de ré-inventer) de nouvelles manières d’être au monde, et de s’y inclure : « we are not superior to the world, we are relatives to the world ». Musicienne militant pour les droits fonciers autochtones, chasseuse-cueilleuse, agricultrice sensibilisant au bien-être animal ou maraîchère œuvrant pour la démocratisation de l’accès aux produits de la terre, elles ont en commun un engagement absolu dans la mise en pratique et dans la transmission de leurs idéaux.
À travers ces initiatives tendues vers une forme de réconciliation, de reconnexion et de réunification entre l’humain et la nature, Mélanie Bonajo présente en négatif le cadre normatif de nos sociétés et insiste sur la possibilité d’évoluer en dehors de ce cadre. On se tromperait si l’on y voyait une volonté de faire prédominer un mode de vie plutôt qu’un autre, qui aurait pour effet de culpabiliser le spectateur : l’humilité est au cœur de cette démarche artistique plus proche de la proposition que de l’injonction. « I hope that through my approach, people, instead of feeling guilty, will find themselves a little bit more in love with themselves and the world ».
Le projet tripartite de Chirara Nuzzi incluant la présentation du film Night Soil – Nocturnal Gardening s’était ouvert en février par une conférence ainsi qu’une programmation vidéo (Ursula Biemann et Paulo Tavares, le Karrabing Film Collective et Uriel Orlow) et se clôturera par l’exposition collective sous forme de balade sonore The Dissident Garden au Jardin exotique botanique du Val Rahmeh à Menton, du 22 avril au 19 mai 2018. »