NOMS INCONNUS, Zoé Aubry

Denis Roche, en juillet 1985, pendant les Rencontres de la Photographie, dans le théâtre antique d’Arles, clôturait une soirée par la montée des circonstances qu’il explique si bien dans l’essai, « La Disparition des Lucioles » (1982). Dans la nuit noire camarguaise, le poète, le photographe, le directeur de collection au Seuil (Fiction & Cie) racontait les circonstances qui présidaient à chaque prise de vue avant d’appuyer sur le déclencheur de son appareil photographique.

Puis, après les mots de la montée de l’image vers son déclic mécanique, l’image était, enfin, projetée sur le grand écran, comme si l’image se révélait dans le bain du labo photo argentique, mais seulement quelques secondes, n’étant pas fixée, comme si ce qui était le plus décisif était la montée des circonstances amenant à déclencher l’acte photographique. Cela fut un des grands moments dans l’histoire des Rencontres d’Arles, Denis Roche, réussit à provoquer les foudres du public, des cris d’irritation devenaient si puissants que comme dans la Rome antique, le public manifesta sa désapprobation en jetant sur la scène, tout ce qu’il pouvait avoir sous la main : canettes de bières, bouteilles d’eau, friandises, fruits…

En cette année de jubilé, (50 ans des Rencontres de la Photographie), trente-quatre ans après cette histoire mémorable, Zoé Aubry, une jeune artiste suisse, projette dans la cour de l’Archevêché, dans le cadre de la sélection Voies Off 2019 (50 sélectionnés par un jury d’experts), une série intitulée « Noms inconnus ». Des manifestations de stupeur se déclenchent naturellement, instinctivement lors de la projection. 
L’image vient après des mots, des mots durs, des mots relatant un crime. Les noms sont écrits à la verticale près du bord de la page-image : l’identité de la victime à gauche (nom et âge) et celle de l’auteur du crime à droite. La mise en page fait indéniablement image. Les mots sont l’image. En police plus petite sont mentionnées les indications géographiques précises, la peine du criminel, et la situation personnelle entre les deux protagonistes et en très grosse police, la date, le jour et le mois. La lecture des courts extraits fait froid dans le dos. La page de gauche est écrite en majuscule, celle de droite en minuscule excepté les initiales en capitale. 

« DES JOGGEURS ONT VU L’HOMME LUI PORTER DES COUPS DE COUTEAU AU NIVEAU DE LA GORGE. ELLE A ETE POIGNARDEE A PLUS DE VINGT REPRISES AU COU, AU VISAGE ET A LA POITRINE ».

Ensuite l’image arrive, une forêt dans la nuit, une voiture, des halos de lumière comme des couteaux. 

mettre l’image. Correspondante. 

Plutôt que de réaliser une description minutieuse, analytique, voire naturaliste à la Zola, montrer directement ce qu’a vu le public ce soir là s’avère, peut-être, plus judicieux, plus visuel et plus percutant. Ici, ce ne n’est pas la parole qui porte les mots, qui touche le regardeur : ce sont des mots écrits noir sur blanc. Tout est graphique, noir et blanc : assurer une homogénéité par respect des victimes.

Zoé Aubry cherche à maitriser les effets pour atteindre le regardeur. Le sujet est d’actualité sans fin, malheureusement : les féminicides. Au même moment où est projetée cette série : le décompte est alarmant, 74 femmes sont mortes depuis le début de l’année 2019, sous les coups d’un conjoint ou d’un ex-compagnon en France. L’une des dernières victimes, le 3 juillet 2019, est une jeune femme de 20 ans, enceinte de 3 mois. Elle avait déposé une main courante auprès de la police pour signaler qu’elle était en danger, et cela quelques heures avant sa mort. Une manifestation a eu lieu ce samedi à Paris, et plusieurs tribunes ont été publiées dans la presse, interpellant directement le président et le gouvernement français à combattre ce fléau. Une victime tous les trois jours en France.

La photographe ne réalise pas une fiction à partir de photographies qu’elle effectue, elle réalise un projet documentaire artistique avec des images vernaculaires retouchées, recrées comme elle le fait également avec ingéniosité pour les échantillons d’extraits de presse. La photographie narrative n’est nullement fictionnelle ici, elle est tristement document raconté en images et en mots. Aucune référence à Sophie Calle ou Duane Michals, pour ne citer qu’eux dans ce genre, son usage de l’hybridation texte-image n’a aucune intention onirique, la seule intention est de projeter le regardeur dans la noirceur réelle du féminicide avec violence pour que puisse s’opérer un déclic de prise de conscience individuelle et collective.

Par engagement sincère, Zoé Aubry décide le 1er janvier 2018 de mener son enquête sur ce fait social qui « coule » dans les médias sans vraiment atteindre réellement l’opinion publique, et ce jusqu’en avril. Pire, le traitement médiatique peut même produire l’effet inverse, l’indifférence. Les statistiques sont devenus insipides : triste à constater. La jeune photographe originaire de Lausanne, formée à l’ECAL, réactivant et poursuivant sa formation à la HEAD de Genève actuellement, a la ferme volonté de rendre compte à sa manière de ce fait social trop facilement rangé dans la rubrique des faits divers. Dès qu’un féminicide est commis, elle part sur les lieux et cherche les informations sur ce qui s’est passé. Elle recherche toutes les coupures de presse, les informations sur le crime relaté dans les médias. Elle recoupe les sources. Elle mène son enquête comme une policière : elle répertorie, coupe les éléments médiatiques. Une fois qu’elle a « digéré » tous ces éléments, elle en extrait les textes qui serviront l’effroyable description dans sa mise en page.

Elle qualifie cette démarche d’« investigation inversée ». Puis, elle traitera l’image : en la passant en négative, en marquant par un indice l’arme du crime (couteau, voiture etc.), la scène du crime (noyade, étranglement…). En deux plans, un composé avec des mots et l’autre en image, le regardeur lecteur dispose de tous les éléments pour être stupéfait de la mort d’une femme dans sa vie ordinaire de couple par son conjoint ou son compagnon, son ex-conjoint ou ex-compagnon. Zoé Aubry montre par ce cruel recensement, cette enquête rhyzomatique, l’ignominie de ce fait social, avec tous les éléments, les motifs, les peines encourues par les criminels… et surtout, elle prend position en voulant réveiller l’auditoire. Elle ne veut pas que cela devienne un fait banal comme tendent à le traiter trop souvent, malheureusement, les mass médias. Elle veut que les hommes et femmes prennent conscience que c’est un phénomène social inquiétant et peu ordinaire dans une démocratie comme la France et dans d’autres pays occidentaux.

Exposer l’écrit n’est pas un procès facile. Zoé Aubry s’y risque. Et elle réussit à surmonter ce défi par une mise en forme incitant le regardeur lecteur à glisser son regard sur l’ensemble des informations et comprendre rapidement ce qui s’est passé et ressentir une émotion aussi vive que douloureuse. Elle associe texte et image dans une efficace interaction noire au service d’une prise de conscience collective sur le fait que tous les trois jours en France, une femme meurt sous les coups de l’homme avec qui elle partage sa vie. Zoé Aubry expérimente et produit une relation texte-images qui fonctionne comme l’ont souligné les réactions estomaquées du public de la soirée de projection des Lauréats du prix Voies Off 2019. Il en ressort à la vue de l’ensemble des meurtres répertoriés et archivés sous forme de documents pro-actifs en 4 mois, que souvent ce n’est pas seulement un crime passionnel mais plutôt un crime possessionnel. Zoé Aubry tente avec pertinence et gravité de rendre tangible pour tous et par tous ce fait social, trop longtemps resté invisible, appelé désormais féminicide (terme venant des USA) dans des sociétés pourtant où les hommes et les femmes sont soumis aux mêmes règles comme la France et d’autres pays occidentaux.

Zoé Aubry exposera sa série sous la forme d’une installation aussi puissante que sa projection lauréate du prix Voies Off à Arles, au Musée des Beaux Arts Le Locle en Suisse, du 2 novembre 2019 au 26 janvier 2020. Cette jeune artiste a obtenu « Le Prix de la Relève », initié par le MBAL lors de la Triennale de l’art imprimé contemporain. Elle est la première lauréate de ce prix nouvellement crée pour ce projet Noms inconnus. Il est évident que le traitement par Zoé Aubry de ce sujet ne pouvait qu’interpeller le jury de cette triennale dont la spécificité est l’art imprimé contemporain.

En très peu de mots et de signes, Zoé Aubry essaie de donner le maximum d’informations textuelles (« cut up » à partir des médias récupérés) essentielles sur le crime avec un effort de mettre à distance le regardeur – lecteur puis elle cherche à agir frontalement sur sa prise de conscience en travaillant l’image souvent extraite des médias, en la détériorant comme avec de l’eau (noyade), avec des traces bordeaux de pneus (écrasée par une automobile)… renvoyant aux violences subies des femmes en question dans son projet. Elle cherche un impact émotionnel pour que la prise de conscience soit effective, et non différée comme dans le traitement médiatique actuel rendant banal un fait social se déroulant dans des pays occidentaux comme la France. Elle met en évidence, ainsi, les violences conjugales, leur récurrence et leur brutalité et retrace l’intégralité des féminicides ayant eu lieu sur le territoire français entre le 1er janvier et le 30 avril 2018.

Son travail photographique témoigne aussi qu’aujourd’hui les jeunes générations ont pris largement conscience de la nécessité d’articuler leur création avec la philosophie, l’histoire, la géographie, la sociologie, l’anthropologie, (les sciences humaines) afin de donner sens à leurs images. Agée de 26 ans, Zoé Aubry, par ce travail méticuleux, délicat, douloureux, sensible, rend également hommage à toutes ces femmes tuées et ne pouvant plus parler (Zoé Aubry tente de retracer leur calvaire), à toutes ces femmes mortes, que les médias traitent en quelques lignes, quand ces derniers ne peuvent pas en faire une storystelling dramatique comme l’affaire Daval (laquelle a passionné l’opinion publique pendant plus d’un an avant de connaître « la vérité » dite de la bouche du mari). Elle tente de leur re-donner la parole, une dernière fois. Cette jeune femme traite d’un sujet très grave, en voulant toujours ménager les proches de la victime (la famille, les amis) : cela s’est révélé avec bienveillance, dans la discussion d’après remise du prix, elle associe empathie et détermination dans sa volonté de témoigner par l’art de cet horrible fait social. Elle ne cherche pas le spectaculaire : elle est aux antipodes du slogan de Paris-Match « le poids des mots, le choc des photos ».

Les échanges entre la lauréate, après l’annonce de son prix Voies Off le jeudi 4 juillet 2019, ont confirmé également que la publication tient un rôle déterminant dans la construction de sa série et de l’ensemble de ses projets. La mise en page et la mise en forme des matériaux contribuent à sa réflexion, à la construction de son agencement et à la réalisation définitive de son projet. Symbole de cette parité entre les mots et les images, ne faisant qu’un : les mots sont tirés sur le même papier que les photographies et ont le même format. L’image et le mot sont traités de la même manière. Assurément, une des grandes forces de ce projet réside dans le traitement approprié texte-images en adéquation avec ce sujet réel très grave.

Zoé Aubry malgré sa détermination à traiter des sujets difficiles et douloureux avec créativité et intelligence, est comme Franz Kafka (d’après les quelques écrits connus de proches sur lui), elle est pleine de vie et rit souvent pendant l’entretien, malgré l’image que peut donner ses travaux dont celui-là. Elle n’est en aucune manière victime du syndrome de Stockholm ; malgré son engagement (elle ne peut pas concevoir d’avoir une pratique sans un engagement personnel profond) elle conserve toute sa distance critique et ponctue assez souvent ses phrases par des sourires et rires communicatifs, ouverts vers l’autre.