Nos feux nous appartiennent : c’est un livre plein de respirations que propose Marine Lanier, invitant notre regard à vagabonder sur nombre de pages blanches, et de doubles pages blanches , comme des fondus au blanc ou des silences au milieu d’images très organiques, saturées d’une force sourde, à la fois brute et douce.
Le rythme est aussi donné par l’alternance de vues lointaines de paysages (l’Arménie…) et de vues plus resserrées de nature, voire de gros plans (un détail de crâne, un portrait, ou la main blessée d’un vigneron par exemple).
La mise en page est dépouillée, à l’instar des images. Ce travail photographique a été accompli méticuleusement, à l’aide d’une chambre grand format. Le style documentaire auquel recourt la jeune femme ne doit pas occulter le fait que toute photographie est avant tout une construction mentale et non un strict constat objectif… Car les images de Marine Lanier procèdent d’un lent processus d’élaboration, dont la force symbolique s’enracine dans une longue mythologie familiale ; la photographe est issue d’une famille de cinq générations de paysagistes et d’horticulteurs. Ses clichés sont habités par la présence sensuelle, essentielle mais jamais rassurante, des principaux éléments primitifs et intemporels que sont bien sûr la végétation, mais aussi l’eau en mouvement, la glace, l’air, le feu… Des éléments à la fois éternels et en perpétuelle métamorphose.
Face aux images de brasiers, et au portrait de son frère maculé de suie, on songe au court récit de Construire un feu de Jack London (1907) : « Accroupi dans la neige, il tirait des branchettes du fouillis de bois mort et les posait directement sur la flamme. Il savait qu’il ne pouvait risquer un échec. Quand il fait soixante-quinze degrés au-dessous de zéro, on ne peut pas échouer dans sa première tentative de construire un feu. »
Mais le feu est ici au contraire, loin de la solitude du héros malheureux de London, de l’aveu même de la photographe, l’élément rituel qui unit le « clan » : « élément catalyseur à forte charge symbolique, [le feu] doit être entendu ici comme figure de ralliement. […] On se tient en silence, hypnotisés par la hauteur des flammes. Au-delà des joies, des drames, du temps qui passe, des récits antiques, des mots qui s’arrachent eux-mêmes à la vie. Tout se déroule dans l’immédiateté de l’élément. »
Le livre se conclut par une nouvelle d’Emmanuelle Pagano (auteure notamment des romans L’absence d’oiseaux d’eau, 2010 ou Nouons-nous, 2013). « Grandir comme un arbre » offre un contrepoint littéraire des plus judicieux qui file la métaphore de l’homme-arbre, coriace comme ses racines profondes et secrètes. Les deux récits, photographiques et littéraires, semblent nourris par la même sève séculaire et primordiale, la dimension familiale de la transmission.