Cela pourrait ressembler à première vue à un carnet de voyage, à de banales photographies de vacances mais c’est bien plus que cela… Ce sont de modestes et séduisantes images intimistes saturées d’espaces et de temps, comme dilatées d’émotions bien palpables. Adepte du Lubitel depuis 25 ans, Patrick Taberna enregistre ses voyages en famille avec beaucoup de simplicité et de sensibilité, dans cette veine tellement vivace de l’autofiction photographique contemporaine. Des photographies argentiques en couleur regroupées dans sa publication aux éditions Contrejour…
Patrick Taberna, représenté par l’incontournable galerie Camera Obscura (Paris) qui l’expose actuellement (5 novembre -24 décembre 2022), et diffusé par l’agence Vu, n’a pas changé de boîtier depuis un quart de siècle. Son attachant et si léger Lubitel soviétique tout en plastique (optiques comprises) de format 6×6 cm et bi-objectif, si pratique pour voyager, lui permet de produire des images silencieuses et attachantes pleine de délicatesse. Alternent au fil des pages portraits et paysages, objets souvent enfantins. Légèrement vignettées, dénuées de voyeurisme, les photos se situent toujours à la juste distance pudique et poétique du sujet. Car le boîtier de Taberna est une véritable « machine à poésie », pour paraphraser l’américaine Nancy Rexroth à l’égard de son appareil Diana (lui aussi en plastique et produisant des photos carrées) mais adepte quant à elle du noir et blanc. « Quant au Lubitel, c’est une longue histoire. J’aime bien sa simplicité d’utilisation, son poids plume que me permet de faire des images d’un seul geste. » m’a confié le photographe.
« Nos vies partagées » relève à l’évidence d’un regard « photobiographique » (Cf. « Les cahiers de la photographie » #13, chez le même éditeur Contrejour en 1984) qu’initièrent et théorisèrent notamment en France Denis Roche et Bernard Plossu dès les années 1970, dans le sillage ouvert par Robert Frank la décennie précédente aux Etats-Unis. Cette tendance vivace de la création contemporaine se décline aussi dans un format rectangulaire et avec tout autant de talent aujourd’hui chez un autre français, Julien Magre (qui a notamment consacré à l’hospitalisation et au décès de sa petite fille un ensemble bouleversant dont la retenue est une vraie gageure, Cf. l’article que j’ai consacré ici au livre « Je n’ai plus peur du noir » en 2017 : http://www.lacritique.org/article-je-n-ai-plus-peur-du-noir ?var_recherche=julien%20magre), récemment récompensé par le prix Nièpce, et d’autres jeunes auteurs tels que Éric Bouttier (produisant outre des films super-8 des panoramiques avec des jetables sur ses enfants et sa compagne) ou Clara Chichin, pour ne citer qu’eux.
« Effectivement, l’autobiographie, l’autofiction me travaille. En photo, Robert Frank, Bernard Plossu ont été mes deux chocs. C’était la première fois que je voyais un travail photographique qui ne parlait pas seulement de ce qu’on voyait mais aussi de ce que l’on ressentait. Pas simple. […] Sinon aussi dans les années 1990, ça bougeait dans la bande dessinée, dont je suis un grand lecteur, avec, notamment, une nouvelle maison d’édition : L’association. Joan Sfar, David B, Lewis Trondheim, Jean Christophe Menu, Baudoin, Marjanne Satrapi, auxquels j’ajoute les américains Chris Ware, Joe Matt, Robert Crumb, et j’en passe. Autobiographies et autofictions pour tous ce qui a nourri mon imaginaire et m’a donné envie de creuser mon propre sillon. » m’écrit-il aussi dans un e-mail, reconnaissant l’influence de la bande-dessinée sur son sens de la narration qui se veut avant tout sensorielle.
Les scènes enregistrées sont apaisées et des plus banales : le faible piqué de l’optique du Lubitel génère une douceur qui les enveloppe, et grâce au vignettage, induit un possible resserrement intimiste de la vision. Ces images de bonheur sont à l’évidence, et elles sont en cela salutaires, des images sereines et pleine d’espérance. Ce sont de fragiles et précieux instants suspendus pleins de retenue, a contrario du narcissisme morbide, interlope et souvent sensationnaliste dans le lequel se complaisent de trop surestimés et médiatisés auteurs contemoporains. Ouvrir ce livre de Patrick Taberna est en revanche un acte lumineux comme ce petit globe terrestre photographié à Saint-Jean-de-Luz en 2002, qui fait du bien, console des revers et vicissitudes de l’existence !
Une telle démarche volontiers contemplative montre certes des tranches de vies « partagées » par le couple et ses enfants, mais qui sont aussi « partagées » avec le lecteur. Fertile paradoxe de l’intime rendu public, du quotidien effleuré avec tendresse mais sans pathos par le regard du photographe, faisant fiction.
L’ouvrage est publié par Contrejour, un éditeur historique rappelons-le qui depuis les années 1970 et la parution par Claude Nori d’un fanzine qui fit date (puis la création des célèbres « Cahiers de la photographie » en 1981 qui conciliaient brillamment théorie et pratique, et d’une maison d’édition) défend depuis plus de 40 ans une certaine photographie créative française héritière de la straight photography dite aussi parfois « directe ».
La maquette du livre, particulièrement soignée et la qualité du papier mat sont des plus séduisants et rendent pleinement justice au regard voyageur et introspectif de Patrick Taberna.