Il paraît que l’on crie au génie, à l’entrepreneur, que l’on voit dans l’auteur de Cellar Door une sorte de dieu vivant de l’art contemporain. Il serait préférable de se demander ce que peut bien avoir pour fonction le fait d’occuper un espace de cette taille, aujourd’hui.
En effet, intentions, visions, idées, rien de cela ne suffit à faire tenir une œuvre.
Ce que Cellar Door nous donne à percevoir, c’est un décalage incommensurable entre le champ des intentions et des discours et ce que l’œuvre offre réellement, en termes de perception, de sensations et de réflexion, à ceux qui la parcourent. Une œuvre en général et plus encore une œuvre qui se veut d’importance, témoigne et traduit un état de la conscience à un moment donné. Il se trouve que ce moment est celui d’une mutation de la forme même de la conscience qui connaît aujourd’hui un moment de son histoire qui peut lui être fatal. Plus encore, cette forme-là de la conscience est en train de disparaître.
Génie, donc, il y aurait si c’était de cela dont on nous entretenait dans Cellar Door, de la mutation radicale que les images mobiles entraînent sur notre fonctionnement psychique, en particulier.
Mais de quelle mutation est-il donc question ? De « la désontologisation du monde », de la torsion brutale que les images mobiles font vivre aux corps, à l’écriture, à l’image même et donc à la possibilité synthétiser ou de métaphoriser, bref de penser.
Sur ce sujet qui va occuper les décennies à venir et sans doute plus, Lee Bul disait des choses d’une précision rare. Elle a précisément mis en scène en occupant elle aussi un espace immense, les points essentiels autour desquels cette torsion est en train de se produire : une tour de mots en esperanto, une mare d’encre noire dans laquelle l’œil pouvait plonger comme dans la nuit de ses doutes les plus brûlants, un jeu de reflets qui faisait de chaque cathédrale humaine à la structure à la fois improbable et réelle, son propre spectre, une tombe destinée à marquer la limite de la forme politique de l’existence et des cellules complexes qui, se projetant dans l’espace, venaient habiter leurs reflets pour envahir un improbable dehors. Et ce dehors, elles le faisaient exister par la puissance de leur rêve comme une nouvelle réalité. En d’autres termes, Lee Bul a réussi à métaphoriser la situation de la forme conscience et à nous donner des indications précises sur la mutation qu’elle vit, à nous la rendre sensible.
À rebours, l’univers grandiloquent de Loris Gréaud masque mal par la juxtaposition d’éléments disparates à vocation synesthésique, le fait qu’il nous sert « un jour noir plus triste que les nuits », un moment de la conscience d’hier en train de se morfondre sur l’impossibilité où elle se trouve d’appréhender ce qui lui arrive. Il décline les poncifs de la nostalgie en les recouvrant des symptômes de la « bienpensance » pseudo technologique. Or nous ne sommes ni dans un vaisseau spatial, ni dans une entreprise high-tech, mais bien dans la vieille fabrique à ressentiment de la conscience malheureuse. Et malheureuse, elle l’est de ne pouvoir transformer son fantasme d’omnipotence éternellement déçu en autre chose qu’un jeu de reflets gris sur la toile banale du constat.
Ainsi, en effet, dans la grandiloquence de Cellar Door, la forme conscience est présente mais comme forme qui meurt de son impuissance à penser ce qui lui arrive. Dans l’exposition de Lee Bul, elle se dégage d’elle-même, et par là nous donne à voir un peu de cette torsion qui la transforme et nous transforme, puisque la forme conscience est la projection interne improbable mais réelle dans chaque psychisme de ce qu’il invente du psychisme général, et, aujourd’hui encore, être artiste, c’est agir cette invention-là.
Mars 2008