On a pu constater, ici ou là, et tout particulièrement dans certaines foires ou salons que les responsables entendaient ne plus accorder aux critiques affiliés à l’AICA (Association Internationale des Critiques d’Art) la libre entrée à leur manifestation. Les seuls « journalistes » autorisés sont ceux présentant une carte de journaliste dite « bleu blanc rouge », celle dont disposent ceux qui travaillent pour les « grands » médias.
1 Décision et désinhibition
L’insistance avec laquelle, au cours de deux ou trois dernières années le refus de certaines foires et parfois de certaines institutions ou musées de laisser aux membres de l’AICA et à d’autres qui pourraient ou devraient bénéficier de la même liberté d’entrée, est devenue arrogante et cette arrogance a tourné au mépris. Mépris de ceux qui écrivant sur l’art, avec plaisir, avec passion et avec rigueur peuvent n’en pas faire profession, ou en avoir une autre. Mépris aussi des artistes qui souvent pouvaient aussi bénéficier de cette libre entrée et qui n’en bénéficient désormais plus que s’ils exposent dans cette foire ou ce salon. La foire ou le salon s’arroge donc ainsi l’autorité de décider qui « est » artiste et qui « ne l’est pas », qui en a le statut et qui ne l’a pas. La reconnaissance n’est plus le fruit d’un ensemble complexe de données provenant de sources diverses et assuré par leur croisement, mais seulement le fruit de décisions prises ceux qui gouvernent pour une certaine durée, une micro-portion de territoire artistique.
On le sait, en ce qui concerne ces entrées libres, l’aspect comptable est nul. Ce n’est pas quelques dizaines, voire quelques centaines de billets gratuits ou payants de plus, qui mettraient en danger le budget de la FIAC ou de Paris Photo ni même d’un centre d’art.
C’est donc ailleurs qu’il faut chercher la « raison » d’un tel renversement de tendance et d’un tel mépris. Non que la critique ait jamais finalement tant compté pour ce que l’on appelle si mal le marché, mais l’on sait bien que certaines périodes du XXeme siècle ont été portées par une critique puissante dont certains pouvaient parfois avoir à se plaindre, mais qu’ils savaient le plus souvent utiliser finalement à leur profit, non tant pace qu’elle disait le vrai, que parce qu’elle ne permettait pas aux formes de croyances les plus réactionnaires concernant le statut des œuvres de continuer à dominer les discours sinon d’exister dans les faits.
Ce à quoi nous assistons, c’est à un renversement de cette situation. Ce renversement est rendu possible par la conjugaison d’au moins trois phénomènes.
Le premier est la focalisation médiatique autour d’œuvres achetées à des prix faramineux par des collectionneurs qui entendent profiter de la puissance des grands médias pour valoriser leurs acquisitions aux yeux du « grand public ». Le lien qu’entretient l’art avec l’argent n’est pas nouveau, mais il faut distinguer plusieurs niveaux en ce qui concerne la valeur marchande des œuvres.
Dans les foires et les salons, c’est le « marché », qui domine. C’est aussi le lieu de rencontre de ceux qui « savent » parce qu’ils ont les moyens de décider et d’acheter. D’un achat porté par un désir de collection lui-même enté sur le socle d’un désir d’art on est passé, une fois encore à partir des années quatre-vingt-dix à un achat porté par une pulsion d’affirmation de soi et de domination. Ce sont les œuvres dont les prix sont exorbitants qui se sont mises à servir d’étalon à l’appréhension générale de la valeur d’une oeuvre.
Comme pour ceux qui vendent de telles œuvres, seul l’argent fait loi et seuls les médias de grande diffusion peuvent avoir un impact en ce qu’ils servent à légitimer aux yeux du « grand public » l’existence d’un tel marché et de tels prix, alors ceux qui les représentent en organisant pour eux des foires, choisissent de donner à leurs raisons la forme de l’évidence.
Le second est la perte de la puissance du langage comme force de clarification du réel. Le langage ne sert plus qu’à forger des slogans qui clignotent au bas des images pour attirer l’attention. Il est donc mis au service de l’empire du visuel qui désormais détermine la valeur tant des biens que des situations. Les mots ne disent ni ne « montrent » plus le « vrai », ce sont les images qui le constituent, l’inventent, le réalisent et le diffusent. Cet effet en retour de la domination des grands médias assure la formation de la valeur dans tous les domaines de l’opinion. Non seulement le milieu de l’art n’échappe pas à cette mutation, mais il en est devenu l’un des acteurs importants. L’art dont nos parlons ici étant essentiellement constitué d’œuvres visuelles, il se trouve, comme milieu, devoir plus que d’autres accentuer cette domination du visuel sur le dicible et le textuel.
Le troisième est la désinhibition qui semble accompagner la décision et qui en fait la rend possible.
Les œuvres plastiques, photographie et vidéo en particulier, en participant à cette situation de la domination du visuel sur le dicible, ont fondé leur légitimité nouvelle sur un processus apparent de désinhibition. En fait, il s’agissait là d’un déplacement de l’inhibition qui est au cœur des processus créatifs.
Par contre, ceux qui font le marché, que ce soit celui de l’art, celui de l’automobile, celui des armes ou celui de la drogue, se sont imposés, eux, par une désinhibition d’un autre type, celle de la prise de décision.
Il leur suffit pour cela d’appliquer sans jamais revenir en arrière la règle qui veut que ce qui est bon pour « eux » est bon non seulement pour les autres mais pour tout le monde et que ceux qui pour quelque raison que ce soit ne voudraient pas de ce « bon-là » voient leur existence déniée.
Ainsi pour les œuvres proprement dites, sont « bonnes » celles qu’ils ont décidé d’acheter et cela indépendamment de tout autre critère. Il n’en reste pas moins que cette décision est liée à des attentes en tout genre, en particulier d’un retour sur investissement. C’est là une finalité qu’ils connaissent bien dont ils maîtrisent les rouages et qu’ils peuvent imposer au milieu de l’art comme ils l’imposent dans telle ou telle branche de la production ou des services qu’ils contrôlent.
De tels décideurs n’ont besoin de « discours critique » que pour légitimer à posteriori leurs choix et leurs décisions, et encore !
2 Repenser la place de l’art dans l’histoire
L’histoire de l’art s’écrit après coup et elle n’est plus celle de l’évolution de la création appréhendée à partir des positions des artistes relayées par les positions des critiques qui les accompagnent ou tentent de s’opposer à eux. L’histoire de l’art est celle de l’évolution du marché qui trouve dans des discours formatés à cet effet, car il a les moyens de les payer et donc de décider là encore de leur forme et de leur format, la légitimité verbale et textuelle dont elle feint de croire avoir encore besoin.
C’est à cette distorsion puissante et douloureuse que la critique doit entre autres choses faire face.
Ainsi, pour les responsables d’une foire ou d’un salon quelqu’un qui présente une carte de l’AICA, est un fantôme d’un monde dont on veut se débarrasser. C’est en tout cas aux yeux de ces décideurs-là et de ceux qui les servent quelqu’un qui ne vaut rien.
À quoi peuvent bien servir des textes qui chercheraient à démontrer quelque chose qui n’existe pas, à savoir l’implication d’une œuvre dans une histoire qui n’est pas l’histoire de ceux qui décident ? Si en plus cette personne qui écrit sur l’art, le fait sans que cela soit pour autant nécessairement une profession, alors à quoi bon lui prêter attention ! Les formes, même relatives, du désintéressement et de la « gratuité » ont été balayées du monde de l’art en moins de vingt ans.
Aucun discours critique n’est plus réellement décisif aujourd’hui dans la détermination des comportements du « marché » vis-à-vis de tel artiste ou telle œuvre. Un discours critique, au mieux, en accompagne la notoriété ou la précède. Chercherait-il à la contredire, que le prix à lui seul suffirait à en démentir la teneur.
Il n’est pas étonnant qu’une personne présentant une carte de l’AICA à l’entrée d’un des temple où l’on écrit avec des chiffres uniquement les tables de la loi du marché de l’art, ne représente plus rien pour le responsable de la foire ou le marchand ni même pour l’artiste ainsi valorisé, sauf si bien sûr il écrit sur son œuvre en termes dithyrambiques.
La question des supports, journaux, revues, radios, télévisions, n’est donc pas la bonne. Ils ne fonctionnent que dans la soumission aux lois implicites que fixent les décideurs. Aucun de ces médias ne se permettrait de publier un texte ou même des images pouvant prétendre mettre en question la valeur de tel ou tel artiste reconnu par le marché et encore moins des institutions qui les portent. Sauf bien sûr dans le carde d’une mascarade visant à faire accroire à ceux qui en douteraient encore que la liberté d’expression est un produit comme les autres, qu’il se vend et s’achète et sert comme tout le reste de parure sur la poitrine de ceux qui payent.
L’enjeu pour la critique est donc ailleurs. Si elle veut avoir une chance d’exister, c’est-à-dire de prétendre rendre au langage une place essentielle dans la détermination du regard porté sur une œuvre, elle doit non pas simplifier ou soumettre son discours à la loi des décideurs comme on le lui demande finalement à elle comme aux autres journalistes de le faire, mais le complexifier. Elle doit par son approche, l’enrichir, la rendre multipolaire et montrer que « le sens » d’une œuvre est composé d’un grand nombre de strates qui ne cessent de se mêler.
Elle doit pour cela ne pas s’interdire de comprendre l’œuvre en relation avec le monde dans lequel elle apparaît, existe s’échange, est vue, est achetée. Au contraire ! Mais elle doit aussi prendre acte que le sens est moins ce qui résulte d’un jugement, que ce qui permet aux différents types et niveaux de relations qui existent entre les uns et les autres, ici, les artistes, le public, les acheteurs, les institutions, les critiques, etc…, d’être représentés, d’exister, de se transformer.
Ce à quoi doit donc faire face la critique et les critiques, mais tout autant l’art et les artistes, c’est à ce piège que nous tend l’époque dans laquelle nous vivons, cette « hallucination collective » qui nous fait croire que le temps de l’histoire est désormais comme absorbé par celui du présent.
La fonction du critique doit être celle d’un empêcheur de tourner en rond, en ce sens que, pour qu’il y ait un avenir, et en particulier, ici, un avenir pour les œuvres, et donc pour la pensée, il faut qu’il y ait un passé. C’est à construire un lien entre les arcanes de la création telles que l’histoire nous les raconte, les possibles de l’invention humaine qu’elle doit s’atteler en s’autorisant, à son tour d’une désinhibition plus radicale que celle des décideurs. Elle doit oser relire les œuvres à partir du présent, pas celui du geste mortel de l’achat, mais du présent de la recherche, du présent des découvertes nouvelles dans les divers champs scientifiques en particulier et en se saisissant de ces nouveaux instruments, forger une lecture critique qui élève à la hauteur de la mutation de l’époque et le passé et le temps qui vient.
Tâche immense sans doute, mais essentielle et vitale, urgente aussi, dans l’art comme dans tous les autres domaines de la création et de la connaissance.
C’est pourquoi le mépris pour la critique et les critiques lorsqu’il se manifeste dans un domaine traduit et trahit plus qu’un malaise, le risque d’un effondrement.
Mais il éclaire aussi ce qui motive le « refus » de toute critique. Pour ceux-là, il s’agit de maintenir leur domination sur une situation en s’opposant à ceux qui dessinent des chemins possibles permettant d’échapper aux pièges dans lesquels, vrais faux aveugles, nous acceptons, tous, d’être retenus.