Nour Awada, la force de l’émotion

Nour Awada, Les Pleureuses, études III, diptyque, encre de chine et feutre, 15 x 21 cm, 2021
Nour Awada, Les Pleureuses, études III, diptyque, encre de chine et feutre, 15 x 21 cm, 2021

En 2019, Nour Awada assiste pour la première fois à une cérémonie religieuse traditionnelle dans un village au sud du Liban, terre natale de son père, pour commémorer le premier anniversaire de la mort de sa grand-mère. Les femmes sont réunies entre elles sans les hommes, accompagnées d’une pleureuse dont les paroles et les lamentations les font pleurer. En remémorant celle qui est partie, elles pleurent tous ceux qui sont morts, évacuent leurs souffrances et celles de toute la communauté. Ce rituel cathartique permet d’accomplir le deuil et de se tourner vers l’avenir, reliant la mort à la renaissance et à un nouveau cycle de la vie. Bouleversée par la force émotionnelle de cette expérience qui l’a replongé dans ses origines profondes, Nour Awada a réfléchi longuement à la réalisation d’une œuvre pour exprimer l’intensité de ce qu’elle a vécu.

C’est en 2021 qu’elle commence par faire des dessins aux formats intimes qui évoquent les visages qui pleurent. Des formes ovales tracées à l’encre de Chine et aux feutres de couleurs peuplent l’espace des feuilles blanches. Chacune de ces formes présente un ou deux trous d’où s’écoulent un filet d’encre bleu-vert nous suggérant l’écoulement des larmes mais aussi le cordon ombilical ou des racines, ainsi rattachant l’artiste à son héritage ancestral. Aujourd’hui, en 2024, elle poursuit ce projet par la création d’une série de sculptures, Les Pleureuses. Dans l’atelier, plusieurs volumes creux en argile sont en attente de cuisson. Comme les formes tracées à l’encre dans les dessins, les sculptures sont également de forme ovale, modelées à l’échelle de la tête. Toutes sont percées d’un trou évoquant l’œil, la bouche, le nombril ou le sexe féminin, d’où sortira une coulée de verre transparent ou coloré. L’artiste conçoit pour une exposition future un mur de visages qui déversent leurs larmes et leur sang, qui sera accompagné d’une installation sonore évoquant les pleurs des femmes.

D’origine franco-libanaise, née à Beyrouth en 1985, élevée en France et au Liban déchiré par la guerre civile, Nour Awada explore l’identité et l’appartenance culturelle par le biais du corps, son corps de femme, dans une pratique qui associe la sculpture, le dessin et la performance. Sortie de l’École des Beaux-Arts de Paris en 2012, en quête de « sensations fortes » comme elle le dit, et inspirée notamment par le body art des années 1960, elle fait d’abord ses expériences en étant performeuse dans les œuvres collectives d’autres artistes avant de créer ses propres œuvres performées.

La performance est ressentie par l’artiste comme un lieu « d’accélération de la création » par rapport à la pratique de la sculpture et du dessin, qui nécessite une certaine lenteur. C’est également un espace de parole qu’elle aura préparé en rédigeant un texte, un lieu d’expression dans lequel elle s’expose devant le public. Ces deux temps de la création sont mis en œuvre dans une installation de sculptures et dans une performance, réalisées pour l’exposition collective Revoir la nuit au Centre d’art contemporain Tignous à Montreuil, en 2022. L’artiste explore d’une manière poignante la sensation de « dislocation identitaire » provoquée par son retour au Liban quelques années auparavant, sensation exacerbée par la rupture amoureuse qu’elle traversait à cette même époque. Son installation, Regarde-moi où je meurs, réunit des fragments de corps dans un espace clos, comme des ex-voto dans un sanctuaire. Des yeux, des oreilles, des bouches, des seins, des vulves, des poumons, des pieds, modelés en céramique et accrochés au mur ou posés sur un socle recouvert d’une plaque de verre fissurée, expriment la sensation d’éclatement corporelle et d’effondrement émotionnel ressentie par l’artiste. Une lueur d’espoir et de désir de réconciliation se révèle néanmoins dans le geste d’une main posée sur le socle et qui se lève vers la lumière d’une ampoule suspendue juste au-dessus.

Nour Awada, Regard moi où je meurs, installation, sculptures en céramique, morceaux de bois, radiographie, exposition Revoir la nuit, Centre d’Art Contemporain Tignous, Montreuil, 2022

Dans sa performance, La nuit a craché sur le ciel, Nour Awada revoit la nuit en racontant l’année d’insomnies et de grande solitude qui a précédé la rupture de son couple, année pendant laquelle sa fille encore bébé ne dormait pas, la maintenant dans un état d’éveil et d’hypervigilance perpétuelle. L’artiste chante, parle, incarne ce qui se passe pendant les nuits sans sommeil, des nuits accompagnées de verres de vin pour l’aider à dormir, la conduisant vers l’alcoolisme, les délires et la folie de la mère qui ne dort plus. La performance rappelle la présence des yeux grands ouverts qui semblent fixer le spectateur dans l’installation de sculptures. Ces deux œuvres racontent autrement un même récit complexe et émouvant.

Nour Awada, La nuit a craché sur le ciel, performance, exposition Revoir la nuit, Centre d’Art Contemporain Tignous, Montreuil, 2022

Dynamique et engagée, Nour Awada participe à de nombreuses expositions depuis plus de dix ans. Si elle expose et vend ses dessins ponctuellement dans des galeries, elle précise que cette collaboration occasionnelle ne lui permet pas d’atteindre une visibilité sur la scène artistique française ni de gagner sa vie. Elle assure son quotidien grâce à son salaire d’enseignante d’arts plastiques de la Ville de Paris, et sa visibilité, elle la prend en charge elle-même. Mère de deux enfants nés en 2015 et en 2020, elle est également confrontée aux défis de la parentalité, qui redouble la difficulté pour les artistes femmes de se faire reconnaître. Le sentiment d’isolement artistique qu’elle éprouve quelques années après la naissance de son premier enfant l’amène à créer le LAP en 2018, le Laboratoire des Arts de la Performance, dans l’intention de travailler en collectivité et d’expérimenter des projets de performance avec d’autres artistes. Réunissant aujourd’hui près de quatre-vingts artistes-chercheurs, le LAP a déjà été accueilli en résidence au Carreau du Temple, au Centre d’art Mains d’Œuvres à Saint-Ouen, au Centre d’Art contemporain La Traverse à Alfortville et à la Galerie Michel Journiac à l’Université de Paris-1 – La Sorbonne. 

C’est également l’expérience de la maternité et la difficulté de réconcilier sa vie de famille avec sa carrière d’artiste qui l’incite à s’aventurer dans un nouveau projet avec l’artiste performeuse Emilie McDermott. En 2020, elles créent [Re]Production, un projet de recherche qui vise à explorer l’impact de la maternité sur les carrières d’artistes femmes. « De quelle manière les artistes femmes intègrent-elles la maternité à leur carrière artistique ? » demandent-elles. « Quelle place le monde de l’art, en tant que système social et économique, donne-t-il à la maternité ? » Elles lancent un questionnaire sur Internet auquel plus de deux-cents femmes répondent. Elles organisent des conférences et des tables rondes, donnent la parole aux artistes qui ont besoin d’échanger sur leur expérience de la création, la carrière et la parentalité.

Nour Awada, Le Ventre des sorcières III, encre de chine, crayon de couleur et feutre, 30 x 30 cm, 2022

Nour Awada figure ainsi parmi ces artistes qui s’occupent elles-mêmes de leur visibilité. Au lieu de chercher le soutien d’une galerie, elle déploie son énergie à forger elle-même sa place, à s’imposer sur la scène française et internationale. Dans son travail, elle dit qui elle est, comme dans ses nombreux dessins lesquels peuvent être vus comme des autoportraits. Ils montrent des créatures « hybrides comme moi », dit l’artiste, recomposées à partir de morceaux de corps disparates. D’autres montrent des femmes, des danseuses, des sorcières, enveloppées parfois dans leurs longs cheveux pour se protéger ou pour se cacher, mais aussi pour se réjouir de leur puissance et leur beauté. Dans ses œuvres, Nour Awada raconte sa vie, affirme sa place dans le monde et nous touche par la force et la profondeur de ses émotions.

Diana Quinby
Août 2024

Nour Awada
Née en 1985 à Beyrouth
Vit et travaille à Aubervilliers
www.nourawada.com
Diplômée de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris en 2012

Publications (sélection)
Fantôme trois, Éditions Lord Byron, 2022
Le livre des tables, catalogue de l’exposition La vie des tables, Centre d’art le Credac, 2022
Les territoires de l’eau, Éditions de la Fondation François Schneider et Musée du Quai Branly, 2021
Traversée, Œuvre collective, Édition Ishtar, 2020

Principales expositions
2024
Autels garnis - Centre d’art contemporain Le Carma - Mana, Guyane
2022
Identités meurtrières - 18e Nuit européenne des musées - Centre Pompidou, Paris
Revoir la nuit - Centre d’art contemporain Tignous - Montreuil
2021
Les territoires de l’eau, Fondation François Schneider et musée du Quai Branly, Paris
La vie des tables, Centre d’art du Crédac, dans le cadre du Festival d’Automne