La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Nouvelles expérimentations abstraites en photo et au-delà

En attribuant depuis 2008 avec la rédaction de Lacritique.org un Prix pour un artiste de Réalités Nouvelles j’ai pu apprécier les efforts de la direction du Salon pour tenir le challenge d’une abstraction toujours renouvelée. A partir de mon expérience de la photographie contemporaine je me propose d’interroger des exemples pris dans ce salon, en étendant la réflexion à d’autres artistes actuellement actifs quant à de nouvelles pratiques de l’abstraction.

Si l’on considère les deux pôles actifs selon les organisateurs, beaucoup de tenants des créations du « géométrique ou concret » poursuivent dans une pratique picturale assez traditionnelle. Dans le camp du « non figuratif » qui valorise la liberté, l’informel, la géométrie aléatoire et fractale on attend plus d’innovations. Les contre-exemples sont évidemment significatifs.
Le changement de support permet de modifier notre perception. Ainsi l’utilisation de bandes fluo réfléchissantes par Olivier Di Pizio pour Non Standard (2020) crée un sentiment de profondeur qui dépasse la géométrisation. Pour Diane de Cicco, le marquage de la surface par un masque sanitaire et une étiquette pour Echantillon tire sa création du côté de l’objet. Les installations lumino-cinétiques de Fabrice Ainaut profitent de ses ajouts technologiques : son Volume en équilibre (2019) adjoint à une peinture acrylique, des servomoteurs et un microcontrôleur. Cela peut aller jusqu’à l’abandon du pictural quand Sandrine Thiébaud-Mathieu, pour Le temps passe vite (2020) utilise tissus, tricotin, broderies mains et épingles.

Ailleurs, des artistes expérimentent à partir d’une archéologie du médium. Avec L’Immaculée, la Japonaise Hanako Murakami explore la matière d’anciens daguerréotypes dont la surface lisse, protégée dans leur boîte de conditionnement, en attente d’image depuis un siècle, semble s’être faite lumière et miroir. L’Américaine Alison Rossiter utilise un papier gélatino-argentique, périmé depuis plus de 60 ans, en le déplaçant dans le révélateur elle produit un dessin sombre au graphite. Ses séries comprennent soit une imagerie latente ou trouvée soit des empreintes digitales, des oxydations, des fuites de lumière et des moisissures. Chaque œuvre est légendée avec la marque du papier et sa date d’expiration.

Le Canadien Michel Campeau retourne dans les labos argentiques traditionnels pour Darkroom afin d’y cerner les traces chimiques et visuelles des protocoles qui font images abstraites. Driss Aroussi travaille les miniatures instantanées de ses Instax Fuji (2013) dont le processus imageant est arrêté pour révéler la matière de ses composantes. Isabelle Le Minh dans une interrogation sur les outils actuels relève les traces manuelles de manipulations sur la surface de smartphones ou de tablettes numériques

Contredire le protocole technique

Les Corrupt Files du Canadien Stan Douglas sont dues à un accident de son appareil numérique dont les fichiers abîmés aux couleurs saturées gardent du processus de compression des formes linéaires révélant le brouillage des images de référence. Devenues abstraites, ces images synthétiques manifestent la présence d’un « fantôme dans la machine ».
L’Allemand Thomas Ruff utilise la modélisation 3D de courbes mathématiques pour ses Zycles, ses rubans colorés s’inspirent des représentations de l’électromagnétisme, tandis que sa série Cassini se fonde sur des captures photo de Saturne prises par le vaisseau spatial éponyme, chaque image en niveaux de gris est investie de couleurs saturées, pour créer des paysages astraux.

Utiliser des techniques mixtes

Pierre-Laurent Cassière emploie miroirs déformants, champs vibratoires, rayons lumineux et ultrasons ou encore des champs électromagnétiques. Son cinéma élargi d’expérimentations sensorielles voit la poussière devenir sonore, le mouvement et le son apparaître lumineux.

Le Californien Christian Marclay transcrit sons et musique en formes physiques visibles. Ses Snapshots, photographies informelles et continues, représentent des éléments sonores et des onomatopées que l’artiste découvre dans le quotidien. Certaines créations s’organisent en grandes installations telle White Noise ou demeurent miniatures comme les petits photogrammes de bandes magnétiques en noir et blanc.

Le projet d’Arno Gisinger Les bruits du temps utilise la sismologie qui conserve une trace du « temps enregistré » ou le « bruit » des mouvements de la terre. Une de ses pièces phares est un agrandissement d’un sismogramme au noir de fumée enregistré en août 1944 qui rend visible l’événement historique du bombardement de Strasbourg.

Expériences dans l’in situ

La Franco-Vietnamienne Thu Van Tran en Bosnie-Herzégovine a placé sur le toit de sa voiture deux caissons en plexiglas contenant du papier photosensible recouvert d’un pochoir représentant son itinéraire. Ce travail met en rapport la vitesse de la voiture et la lente révélation du photogramme.
Jean-Baptiste Sauvage inscrit en peintures monochromes dans l’espace urbain des marques, des signes et des plages de couleur. Il modifie des bâtiments pour matérialiser l’abstraction entre camouflage et désorganisation.

Arts et sciences

Marina Gadonneix, prix Niépce 2020, réalise en studio des simulations de phénomènes naturels tels que le feu, la gravité, une avalanche, une tornade ou un séisme.
Lionel Bayol-Thémines exploite en hacker des bugs de Google Earth révélant les zones aveugles, non cartographiées, l’inconscient économique du consumérisme et la géographie secrète d’une circulation dans les espaces privés.

Pour le Salon Réalités Nouvelles 2020, Laurent Karst, architecte-designer et co-fondateur du collectif interdisciplinaire Labofactory, invite de jeunes artistes récemment diplômés de l’ENSA Dijon où il enseigne : des étudiants de l’ARC – atelier de recherche et de création « Interfaces Art, Science et dispositifs d’espace » qui présentent collectivement Curiosita Magnetica, un dispositif autour des champs magnétiques, et Maëva Ferreira Da Costa qui, avec ses sculptures et sa série photographique Asteros solanums, met en place une célestographie encore à explorer.