Cet été 2021, les rencontres de la photographie à Arles ré-ouvrent après l’annulation de la 51ème édition en 2020. Le musée Réattu lové dans le coude du Rhône expose Graziano Arici. Une exposition fleuve, « Now is the winter of our discontent », rassemble 9 séries photographiques de ce vénitien installé à Arles depuis 2012.
Pendant un an et demi, la pandémie nous a privé de déplacements, de culture et d’art. Nous avons vécu et vivons encore dans une dystopie, d’une certaine manière. Traversant la série « The state of things », je redécouvre le monde occidental, ou plutôt à travers des photographies prises par l’œil de Graziano Arici. Ce dernier a parcouru Astana, Berlin, Londres, Moscou, Novossibirsk, Toulouse, Madrid, Paris, New-York, Sarajevo, Lyon, Tirana, Shkodra, Arles, Turin, Tbilissi, Gênes, Venise… Son œil, au sens d’un Federico Zeri, constate au format carré, l’ordinaire occidental, les petites gens, « les damnés de la terre ». En utilisant la série, il construit ses « discours photographiques », terme utilisé à bon escient par Daniel Rouvier, directeur du musée Réattu. Ici, le collectionneur des archives de la Commune documente avec son esthétique le XXIème occidental.
A l’image des titres des séries en anglais (la novlangue planétaire) excepté celle sur l’Italie (français) et son enfance (allemand), le constat photographique des démunis, du désenchantement, accentué par l’usage du noir et blanc, est amer, et témoigne d’une « standardisation » planétaire de l’indigence. Chaque série commence par une citation d’un auteur, « The state of things » : « Dans la vie des empereurs, il arrive un moment qui succède à l’orgueil éprouvé face à l’ampleur infinie des territoires conquis, à la mélancolie et au soulagement de savoir qu’il faudra bientôt renoncer à les connaître et à les comprendre (…) c’est le moment de désespoir où l’on découvre que cet empire qui nous avait paru la somme de toutes les merveilles est une débâcle sans fin ni forme, que la gangrène de sa corruption, s’est trop répandue pour que notre sceptre puisse y mettre bon ordre, que nos triomphes sur les souverains ennemis ont fait de nous les héritiers de leur longue ruine », Italo Calvino, Les villes invisibles, 1972. D’une certaine manière, l’archiviste qu’il est, crée son archive du monde actuel. « Lost objects » s’inscrit également dans cette vision noir et blanc, où les objets et les humains se perdent, nul besoin d’explication, tout est dit en images. Dans la lignée d’un Walker Evans, du style documentaire, Graziano Arici pointe son « Leica du XXIème siècle » (ainsi qualifie-t-il son smartphone) sur la société de consommation, sur les méfaits de l’ultra libéralisme financier.
Sans doute, comme Montesquieu dans Les lettres persanes, Graziano Arici réussit à photographier l’Italie, sa contrée natale grâce à ses détours. Pasolini ouvre avec une citation de Petrolio (1992) la série « Le grand tour », nichée dans le haut du musée, dans ce fameux coude du Rhône, où le fleuve massif, argenté, embrasse à travers les fenêtres son regard singulier sur une Italie urbaine. « Le grand tour » évoque, en quelque sorte, le voyage initiatique, comme le faisaient les aristocrates au XVIème siècle ou Georg Simmel au XIXème siècle (« Rome, Florence, Venise », publication posthume, 1922). Milan, Venise, Florence, Rome, Naples, Palerme constituent son périple. Son Italie est colorée, bigarrée, silencieuse, tumultueuse… un regard singulier et sans concession, que seul peut-être un autochtone exilé pouvait se permettre.
A ces séries où l’Humanité, la Planète occidentale sont dans son objectif, s’ajoutent des séries plus personnelles au sens autobiographique, des séries plus intimistes. Graziano Arici raconte son enfance en extirpant de ses albums de famille, des photographies en les retouchant et les datant du siècle actuel (comme « un pied de nez » au temps !) avec la parabole du poème de Peter Handke « Als das Kind Kind war » ( Lorsque l’enfant était enfant ), dont nous nous souvenons tous grâce au film « Les ailes du désir » de Wim Wenders, quand l’ange au-dessus d’un Berlin ravagé, les prononce. Polaroids, Angels, Caarnaval… toutes ces séries sont exposées au rez-de chaussée, dans la chapelle du musée. L’exposition se tient jusqu’au 3 octobre 2021 : ses séries garderont leur secret dans cette critique, il suffira de les regarder in situ. Le sujet de Caarnaval, je l’avoue, m’a fait « froid dans le dos ». Chut ! A vous de la découvrir. Car le commissariat de l’exposition réalisé par Ariane-Esther Carmignac et Daniel Rouvier donne la tonalité pour chaque série en sélectionnant l’emplacement approprié dans le musée et en ouvrant par une citation littéraire des plus pertinentes. Mettre en scène plus de 400 photographies pour assurer un rythme de parcours permettant aux visiteurs de s’imprégner des séries de Graziano Arici est une prouesse notable. Et puis, j’oubliais, au rez-de chaussée aussi, se trouve l’œuvre éponyme de l’exposition. Pour rappel, le titre est la première phrase du monologue de l’acte 1, scène 1 de Richard III, William Shakespeare (1591-1592).
« Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles » W. Shakespeare. Or, le monde contemporain de Graziano Arici est peuplé d’hommes et de femmes qui ne jouent pas de rôles : c’est leur vie, leur destin, leur sort.