Première de couverture. Fond blanc, comme un ciel d’hiver. La main d’une manifestante brandit une pancarte bricolée, fragile et roide, de carton et de bande adhésive. Soixante pages à l’intérieur, la photographie en noir et blanc, un grand portrait légendé de Marielle Franco « Brasil. Chegou a vez de ouvrir as Marias, Mahins, Marielles, Malês », s’aboute en écho, dans une composition de correspondances, à deux autres photographies de la manifestation du 8 mars 2019 à Paris menée par les révoltées d’Amérique latine : « Compañeras no están solas », « Soy capaz / Soy Fuerte / Soy invencible / Soy Mujer ».
L’image de couverture trame le propos du livre en lien indéfectible entre l’histoire et l’actualité, la mémoire et l’espoir. Le portrait, ainsi levé au-dessus de la foule défilant, de Marielle Francisco da Silva, « sociologue, féministe, conseillère municipale du parti Socialisme et Liberté (PSOL), militante noire des droits LGBT [présidente de la Comissão da Mulher do Rio de Janeiro…] assassinée dans sa voiture avec son chauffeur Anderson Gomès, le 14 mars 2018 », y devient symbole, comme l’emploi en revendication, du pluriel générique des prénoms : Maria da Penha, Marielle Franco, Luisa Mahin, à la Révolte des Malês le 25 janvier 1835. Ensemble, ils déplient, comme ailleurs le « X » inclusif, marque de la non binarité, des « estudiantes en la calle », de multiples correspondances des liens profonds, historiques et mythiques, qui unissent à la fois les affirmations des valeurs démocratiques et les revendications des droits des individus et des peuples – des luttes pour l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle jusqu’aux combats, sans cesse à réinventer, contre les violences faites aux femmes, contre les discriminations de couleur de peau, de genre et de préférences sexuelles. L’image, dans sa complexité féconde dit fort le propos et la démarche d’Odile Berthemy : témoigner des attentes et des luttes de toutes celles et de tous ceux qui, venus du monde entier, revendiquent leur liberté, leur reconnaissance, leur droit de vivre en paix et dans la dignité.
Le parcours argentique d’une décennie de manifestations dans les rues parisiennes que propose ainsi Odile Berthemy, à la bascule de la poésie et du reportage, s’engage avec humour, quelquefois en ironie tendre ou mordante, dans la saisie des coïncidences, des harmonies et des contrastes de formes, de graphismes et de sens, des jeux de mots et des assemblages voulus ou fortuits : « Au Gabon aussi, on danse le Bolloré de Ravel », « Valls ! La Frrance a des valeurs humaines qui font l’étrangers devienne 1er ministre ! ».
La manifestation de rue, quels que soient ses revendications individuelles et collectives, ses slogans ressassés ou d’imaginations nouvelles, ce qui lie ou délie les manifestants dans le patchwork des langues – « Je suis Charlie, Nemtsov, Juif, Kurde, la Palestine, Voltaire… », « Pas en mon nom », « Ni Arabes, ni Amazigh Soyons Algériens »… – est lieu et moment de rencontre et de partage. Les photographies d’Odile Berthemy en font exercice du regard, bousculement de la pensée de l’indifférence, engagement contre le zapping médiatique et la rumeur trop plastique des réseaux sociaux. Dans le défilé de la multiplicité et de la diversité, les photographies, leur montage en double page d’une manifestation ou du rapprochement de différentes causes, dans un accord étroit d’autodétermination réciproque entre le texte et l’image, mettent en scène l’ironie de l’histoire autant qu’elles donnent image d’actualité à « l’Ange de l’histoire » de Walter Benjamin.
Les photographies percutent les mémoires, anciennes et en construction, celles encore à engendrer, pour questionner tout à la fois l’espoir et les limites – voire l’impuissance – des peuples à se libérer de l’oppression et des carcans continûment inventés par les hommes, produits par les systèmes et les idées, politiques, économiques, religieuses… : face à un magasin Kookaï en « liquidation totale », Shila, ouvrière rescapée de l’effondrement du Rana Plazza vient témoigner pour l’amélioration des conditions de travail « Ensure safe workplace, living wage & free trade union rights » le 7 avril 2014 ; « Face au coup d’État silencieux des créanciers et des banquiers », les masques de théâtre antiques crient à l’abolition de « la dette immonde » de la Grèce (20 juin 2014) ; « Fou de Dieu on se calme » ; « Vive la femme libre révoltée ».
Dans la clameur des langues se répercute ainsi de page en page la liberté d’expression : « Rien de plus à ajouter. Elle est pour tout le monde. Et pour chacun. », résume une page qui met en conversation les mots contre le terrorisme « à Paris […] à Tunis, au Kenya, au Nigéria, en Syrie, au Mali », contre les pays qui bafouent les droits des femmes, qui emprisonnent la liberté d’expression, qui ne reconnaissent pas le droit des peuples à l’autodétermination.
En trente-cinq doubles pages, défile ainsi la diversité des luttes contre toutes les formes d’oppression, des espérances qu’elles font naître et de l’amertume de ne pas être entendu : femmes de « La révolution du Jasmin [qui] offre des couleurs dans cet hiver grisâtre » (15 janvier 2011) ; « Vague blanche pour la Syrie » (17 avril 2012) ; Touaregs de l’Azawad (16 février 2013) ; femmes espagnoles pour l’IVG (1er février 2014) ; campagnes en France pour la régularisation des travailleurs sans papiers et contre l’expulsion des migrants (8 octobre 2015) ; disparus iraniens (2018 et 2022) ; travailleurs européens de General Electric licenciés (8 avril 2016)…
À l’opposé d’une cacophonie de la foule en revendication, le livre, en arrêt sur image ou en continu, se lit comme une chronique sensible, aux multiples épisodes documentés et interreliés. Les cris et les écrits de la rue en marche, montés en double page de deux à six photographies – exceptionnellement une seule pour les femmes kurdes dans leurs caftans-djellabas blancs, maculés de taches brunes symbolisant les jets de pierre, qui réclament l’arrêt des lapidations et des crimes d’honneur (5 novembre 2011) – entrent en écho, dialoguent, se complètent et s’interrogent mutuellement en une réflexion empathique sur l’entremêlement des histoires individuelles et collectives et de l’histoire du monde : « Stop Bolsonéron » affiche un jeune militant dans la manifestation pour sauver la forêt amazonienne du « Crime ambiental » le 23 août 2019 à l’appel d’Extinction Rebellion et de Friday for Future ; à la marche des Femmes de 2017, une militante coiffe le pussyhat d’une perruque ébouriffée à la mode de Donald Trump, tandis que les Japonais manifestent pour l’abolition des armes nucléaires (6 août 2015), les Tibétains pour le « Tibet libre », les Ouïghours pour la justice, les Iraniens pour la liberté syndicale.
Sur chaque double page, la manifestation est documentée en une courte analyse qui présente l’événement, en précise le contexte historique et les enjeux présents. La richesse des tons de gris écarte la dramatisation au profit de l’information, de l’attention aux regards, aux gestes, aux attitudes, au graphisme et à la poétique des revendications.
La confrontation des messages du hasard, capturés dans leur immédiateté, fracture l’apparente familiarité de l’information médiatique, creuse le sens des revendications, de leurs rencontres, parfois insolites, toujours signifiantes dans la conscience de l’autre en action.
Reportage, témoignage, mais aussi livre militant et livre d’artiste, les Quelques écrits et cris du monde d’Odile Berthemy ouvrent ainsi à une multiplicité d’histoires dans la complexité de leur singularité comme dans leurs croisements ; ils invitent le lecteur à déranger sa mémoire et sa pensée du monde, à construire ici un ailleurs du regard détaché des rumeurs. Ils participent par l’humour des jeux d’images et de mots, dûment informés, à la mise en cause de la banalisation et de toutes les dérives des discours de bien des politiques contemporaines fondées sur la séduction trompeuse de l’enfermement identitaire et de la dangereuse étrangeté de l’autre.