Le livre de Mickael Duperrin, « Odysseus, l’autre monde » constitue une étape dans son work in progress commencé en 2012 et qui doit durer dix ans, comme le voyage du « héros d’endurance » d’Homère. A l’ensemble des photographies réalisées en cyanotype répond un long texte aux qualités littéraires accompagnant le récit des déplacements en Méditerranée du photographe.
Duperrin s’appuie sur les recherches de l’historien helléniste Victor Bérard qui a tenté de localiser les espaces mythiques décrit par Homère dans la géographie réelle. Il situe ainsi l’île de Calypso au nord du Maroc face au détroit de Gibraltar, là où des migrants gardent le regard centré vers l’Europe. La géographie humaine suivie par le photographe traverse des lieux comme, Naples, les Galli au large de Capri, la baie qui donne sur le Vésuve surplombée par une prison, la ville de Sabaudia dans le Latium, le Monte Circeo dominé par la villa de Moravia et des monuments tels le tombeau de Virgile, la chartreuse de San Martino, exemple du rococo napolitain ou le temple de Terracina.
Le photographe poursuit ici un dialogue avec les morts entamé en 2005 par sa série En son absence mené comme un travail de deuil en images à la mort de sa grand mère. Cela le conduit à Santa Maria Del Anime pour retrouver une sculpture de marbre noir d’un crâne couvert d’un voile et doté de courtes ailes. Dans Naples il ne peut échapper à l’attirance du spectaculaire cimetière des Fontanelle, ayant d’abord recueilli les morts de la grande peste de 1656, puis les « âmes des gueux sans nom ». Au XIX ème siècle il était courant de pouvoir adopter ces crânes anonymes et de leur redonner ainsi une identité, c’est ce que poursuit la démarche de création d’images, dans la fraternité des morts.
Les compagnons rencontrés dans ce voyage initiatique sont une amie en train de mourir, un travesti prostitué, un vieux cheval famélique ou Armando, un ex-enfant des rues qui raconte Naples pendant la guerre, la résistance et la pluie de bombes américaines pour libérer la ville. En quête de Circé, maîtresse de la forêt, le photographe se porte aussi en solitaire à l’écoute du palimpseste lumineux de ces frondaisons sylvestres.
Toutes les images sont produites en cyanotype, procédé inventé en 1842 par le scientifique et astronome anglais John Frederick William Herschel. Le premier livre réalisé avec cette technique fut celui de la botaniste Anna Atkins. Les nombreuses vues de nature et de forêt semblent lui rendre hommage. L’utilisation du procédé chimique fur d’abord essentiellement documentaire, réservée à la reproduction de notes, de plans d’architecte ou de dessins industriels. Certains documents tenus en main et reproduits par l’artiste pourraient évoquer ces pratiques primitives. Deux grands créateurs contemporains se sont illustrés avec le cyanotype Christian Marclay dans ses liens avec l’univers du sonore et Nancy Wilson Pajic pour ses corps en mouvements. Duperrin prend la suite du premier dans les nombreuses vues de vagues, presque abstraites et comme sonores et se situe dans l’héritage de la seconde avec les silhouettes anonymes et les corps des nageurs. Dans sa postface Rhapsody in blue Pierre Bergounioux rappelle l’origine des grands récits mythiques de l’Antiquité comme Gilgamesh et le rôle de l’arrivée de l’alphabet pour les mettre en récit. Il spécifie la nature de ce bleu particulier :
« C’est la couleur de l’absence. On voit toujours mais sous une clarté d’éclipse, d’astre mort. »
L’Odyssée est composée au VIIIème siècle avant notre ère, période de troubles en Grèce qui conduit de nombreux citoyens à émigrer vers le Sud de l’Italie, à une époque sans cartes maritimes ni instruments de navigation. « Le Monde de l’Autre » revisite dans ce voyage de création contemporaine les épisodes de l’Odyssée qui soulèvent les questions toujours actuelles des mobilités humaines, de l’exil, du souvenir et de l’oubli. Cet ensemble de « l’autre monde » sera suivi par « Le monde de l’Autre » qui constitue la deuxième partie d’Odysseus (à paraître en 2021). Dans ces ré-enactments Duperrin produit ce que le cinéma hollywoodien appelle aujourd’hui un reboot, terme issu de l’ informatique. Ce « redémarrage » désigne une nouvelle version d’une série de films qui à la a différence du remake voit l’intrigue et l’approche des personnages s’écarter de la version initiale. Les libertés prises avec le canevas initial permettent à l’auteur ce que Thierry Fabre évoque en une seconde postface comme « un passage d’entre les mondes, un débord du monde ». Il en conclue : « s’ouvre à nous une constellation inédite.Une écriture visuelle qui transfigure le passé, une puissance de métamorphose qui sait redonner vie aux plus anciens textes. »