On en mangerait

De la germination d’une idée, de son étincelle à sa réalisation, le mûrissement est vital avant de pouvoir déguster une récolte, et la savourer par le regard.
« Les Légumes verts » ont suivi les saisons pour sa présentation sous la forme d’une trace poétique publiée en cet automne-hiver par [Le bleu du ciel éditions], situé en Gironde et connue pour ses « Affiches » et autres ouvrages rares.

Le menu A au printemps-été 2009, le menu B en automne-hiver 2009 à Lyon, et le Menu C en automne 2010 à Tokyo sont les expositions expérimentales du projet. Mais, vous vous en doutez, les cycles naturels sont bien plus nombreux, hors monstration. Et maintenant, Les Légumes verts est un petit ouvrage qui témoigne des trois expérimentations, nées des relations créatrices entre écriture et photographie.

« Les Légumes verts » est un projet réunissant une photographe, Aurélie Pétrel, un écrivain, Philippe Adam et un graphiste, Nicolas Romarie sur un phénomène typiquement nippon : le fait que les menus des restaurants japonais soient affichés dans les vitrines par des représentations à l’identique des aliments que le client aura dans son assiette.

Les Japonais appellent ces reproductions des « mihons » , qu’il est possible de traduire par « spécimens ». Les spécialistes de l’Asie ont noté immédiatement la spécificité du phénomène « mihon » par le rapprochement de son idéogramme avec celui du Japon (nihon).
« Les Légumes verts », en 2009, est en résonance avec la Biennale d’art contemporain de Lyon, et en phase indiscutablement avec la thématique choisie pour célébrer la dixième Biennale par le commissaire invité Hou Hanru, le spectacle du quotidien. Pour les Japonais, il n’y a rien d’étonnant à regarder une vitrine pour savoir ce que le restaurant propose à manger. Cela fait partie de leur quotidien. Mais, pour un touriste, cela est bien spectaculaire et non ordinaire. La question du point de vue est déterminante : qui est le regardeur ? Que regarde-t-il ?
Pour questionner les « mihons », seul le regard d’une photographe française pouvait pointer les enjeux d’un tel spectacle du quotidien. Le visiteur sera ou ne sera-t-il pas « bluffé » ? Que verra-t-il dans les images d’Aurélie Pétrel ? Un gâteau, bien sûr.
Pour compliquer le processus créatif, les mots ont été convoqués sous la prose d’un écrivain épris de la civilisation nippone, Philippe Adam .

La rencontre entre l’écriture de Philippe Adam et les photographies d’Aurélie Pétrel (ou vice-versa) sur ces devantures où sont présentés ces faux aliments participe indéniablement aux recherches sur l’hybridation créatrice. L’acte d’écriture devient plastique et est exposé au même titre qu’une image. Cela fut le cas déjà dans le menu A. Les deux artistes se sont crées des règles pour « jouer ensemble » : des formats identiques pour l’image et le texte, des ritournelles (les courts écrits se terminent toujours par une chute identique : « si c’est tout ce qui reste » devenant un refrain d’une certaine manière), la récurrence de l’adjectif « plastique » et l’irréelle plasticité des mets… sans pour autant altérer leur indépendance créatrice, symbole de vitalité (d’autant plus sur un sujet inerte, ces faux aliments devenant vrais par leur reproduction ). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le récit fictionnel rend réel le faux reproduit.

Où est l’original ? Où est la copie ? Qui est le copiste : le cuisinier ou l’artisan sculpteur ? Les photographies d’Aurélie Pétrel sont des reproductions de reproductions de plats comestibles. Si certaines photographies comportent des indices du simulacre alimentaire, d’autres ne permettent pas de discerner le faux du vrai (ou le vrai du faux). Et, c’est à cet endroit que réside toute la force de ce projet culinaire collectif, faisant appel au sens de la vue uniquement. L’odorat et le gout sont exclus. Aucune saveur ne viendra sous la langue. En revanche, le malaise de la facticité sera perceptible de par les images et une écriture « inconfortable » si appropriée aux plats commandés.
« L’art ne célèbre jamais d’autre énigme que celle de la visibilité ». Le projet « Les Légumes verts » ne contredit pas la citation de Maurice Merleau-Ponty et contribue à nourrir la réflexion, les recherches, les expérimentations menées sur écriture et image.

Le temps fut donné aux créateurs (trois années de « work in progress »), chose rare de nos jours, grâce notamment aux deux Menus A et B en 2009, puis en 2010, date où les « Légumes verts » prend racines dans un ouvrage et sortira définitivement des murs pour s’envoler vers de nouveaux horizons individuels, celui des lecteurs.

« Un jardin en papier » semble se dessiner : des images et des écrits posés au sol, des écrits et des photographies mis au mur. Les artistes semblent pratiquer l’origami. Le visiteur a pu ainsi déplier son imagination.
Et maintenant au tour du lecteur, de plier la reliure pour voir !

La possibilité de saisir l’impalpable réalité des spécimens, dits « mihons » en japonais se découvrent dans une mise en page subtile. Si ces quelques notes sur Les Légumes verts sont possibles, il est préférable de poursuivre le propos une fois installé à table… et de se mettre enfin à manger.