A nul autre pareil. Colossal, inquiétant, gigantesque, fascinant…. Pour cette 4ème édition de « Monumenta », sous les verrières du Grand Palais, le sculpteur Anish Kapoor a fait surgir le Léviathan, monstre biblique porteur d’Apocalypse. « Les flots tremblent devant sa majesté / devant lui, les vagues de la mer se retirent …. il fait bouillonner les gouffres marins comme une marmite, transforme la mer en encensoir, il se rit du fracas des lances… Conçu pour ignorer la peur, il n’a pas son égal sur terre… » (Livre de Job)
Avec Kapoor, ce monstre qui sème la terreur prend la forme d’une installation radicale, plus monumentale que jamais.
Dans la caverne du Léviathan.
Le visiteur est embarqué dans une expérience sensible unique, à couper le souffle. Passé le sas d’entrée, la stupeur fuse. Quel spectacle ! On pénètre dans l’espace d’une caverne, vide, vaste, sans issue. Et rouge sombre. Un effet immédiat de tiédeur et de pénombre : on baigne dans une douce lumière rougeâtre filtrée par des parois translucides. Première surprise, dans cet espace clos, la lumière extérieure joue un rôle important. Par temps couvert, la lumière est statique, les parois restent opaques, mais avec le soleil, elles laissent passer les jeux d’ombre des verrières du Grand Palais. Au couchant, la couleur rouge s’intensifie et la nuit fait surgir d’autres jeux d’ombre et de lumière.
La deuxième surprise nait de l’architecture de l’ensemble. On se sent à l’intérieur d’une véritable construction, bien symétrique dont les parois sont parcourues de lignes parallèles figurant des planches, ou du moins un assemblage de matériaux. Une fois accoutumé à la pénombre, l’œil est happé vers le fond de la caverne. On découvre en hauteur trois cônes immenses : l’un d’eux est au centre, et flanqué latéralement des deux autres. Tous trois sont de mêmes proportions, comme trois grandes trouées pointées vers les hauteurs, ouvrant sur des profondeurs inaccessibles. La symétrie rigoureuse de ce dispositif, le grand cercle de base du cône central et la convergence de toutes les lignes donnent une image de perfection architecturale.
« Nous sommes rouge ».
Ainsi, loin d’être oppressant, la tiédeur de ce vaste espace rouge, sombre et clos s’ouvrant vers un inconnaissable procure au visiteur des sensations presque antagonistes, entre quiétude et perplexité. Pour Kapoor, « une œuvre d’art doit plonger le spectateur dans une intimité avec lui-même, il faut y entrer pour découvrir ce que nous sommes » (1). Ici, on se sent d’abord comme Jonas dans le ventre de la baleine, mais cet univers quasi matriciel fait aussi ressurgir des sensations plus archaïques, comme un retour au liquide amniotique originel. « Nous sommes rouge » dit Anish Kapoor dans « Le monde selon Kapoor » (1). « Nous connaissons cette couleur en quelque sorte à l’intérieur de nous-mêmes. De plus le rouge produit d’excellents effets d’obscurité, bien plus que le bleu ou le noir ». Kapoor a fait du rouge l’une ses couleurs de référence (cf. son installation gigantesque à la Tate Modern en 2002, « Marsyas » ou le héros condamné à être écorché par Apollon, ou son œuvre « My homeland is red » de 2003 et bien d’autres).
Un espace métaphysique.
Impossible de nier cependant l’effet « cathédrale » de ce Léviathan. Ces trois ouvertures coniques pointées vers le haut sont disposées comme le chœur central d’un édifice religieux flanqué de deux chapelles latérales. On est aussi dans un monde spirituel, où surgissent les questions sur cet inconnaissable perdu dans la profondeur obscure. D’autant plus que le dispositif conique rappelle irrésistiblement un célèbre tableau de Jérôme Bosch, ses « Visions de l’au-delà » et cette trouée qui s’ouvre sur la lumière, vers laquelle s’envolent quelques élus portés par les anges. Comme une figuration de la caverne platonicienne, où les hommes ne voient que les ombres de la réalité et du monde supra-naturel des Idées. Pour Kapoor, « l’art abstrait doit passer sous la peau pour poser les questions fondamentales, des questions philosophiques sur la nature du monde et des questions poétiques sur la nature de l’être »(1). Au Grand Palais, sur les parois rouge sang de cette caverne matricielle, le monde extérieur projette lui aussi ses ombres. Le « Léviathan » de Kapoor nous projette dans un monde à la fois organique et métaphysique.
Un monstre multi-sphère. L’échelle, l’espace et le temps.
Commence alors la seconde partie de la découverte, non moins impressionnante : le Léviathan par sa face externe, à l’intérieur du Grand Palais. Une colossale masse noire multiforme a envahi une grande partie de l’espace – impossible d’en faire le tour complet et d’en avoir une vue d’ensemble, au moins au niveau du sol où Léviathan est posé. Certes, la masse globale de l’œuvre est contenue dans l’enceinte de l’édifice, mais touchant quasiment les verrières, du haut de ses 40 mètres, elle rend minuscules les humains qui s’agitent à ses pieds pour le voir. On finit par découvrir trois énormes sphères noires de même taille parfaitement lisses et rondes (sauf la base posée au sol) interconnectées entre elles par de larges couloirs, en hauteur, sous lesquels on peut circuler.
La lumière du soleil tombant l’extérieur des parois fait ressortir l’intérieur rouge et rend visible l’effet de « peau », de « membrane » auquel Kapoor tient tellement, comme dimension physique d’une œuvre. La peau si lisse et si bien tendue du monstre Léviathan rappelle la peau rouge de l’écorché « Marsyas » que Kapoor avait déployé comme une immense tubulure d’artère sur plus de 150 mètres de long dans « Turbine Hall » de la Tate Modern.
« Dégagé du fardeau de la représentation, l’art abstrait doit trouver d’autres langages qui sont tous philosophiques » dit Kapoor. « La question de l’échelle de grandeur d’un objet, celle de l’espace réel et imaginaire dans lequel il se déploie et celle du temps qui affecte à la fois l’espace d’un objet et son échelle, ce sont les trois propositions sur les choses – telles qu’elles sont ou telles qu’elles sont imaginées – auxquelles la création d’une œuvre abstraite doit se confronter. L’art a cette capacité insolite d’allonger légèrement le temps, il permet d’entrer dans une rêverie, c’est un processus très mystérieux, voulu par l’homme à qui on a confié un rôle à jouer » (1, « Le monde selon Kapoor »).
Du Léviathan, de Hobbes à Kapoor.
Sous les verrières du Grand Palais, dans le choc que provoque cette œuvre, on rêve sur le monstre hideux du Léviathan mis en scène par Hobbes au XVIIème siècle. Cette masse colossale serait-elle symbolique de l’Etat souverain et tentaculaire décrit par le philosophe anglais au XVIIème siècle ? Cet état nécessaire qui permet aux individus d’échapper à l’horreur de l’état originel de nature où, livrés à eux-mêmes, ils se livrent les pires guerres, car, selon la formule devenue célèbre, « l’homme est un loup pour l’homme ». En revanche, quand les individus délèguent leurs pouvoirs au souverain, celui-ci peut alors imposer sa loi à tous dans la communauté politique, (Commonwealth) assurant du même coup l’ordre et la paix. Ce qui, pour Hobbes, n’empêche en rien l’individu de se révolter si sa vie est menacée par le fonctionnement de cet état souverain. Soit une première expression de la doctrine inaliénable des droits de l’homme. « Let us make man – Faisons l’homme » est le dernier mot de Hobbes. Propos sulfureux au cœur du XVIIème. Il s’est exilé plusieurs fois. Après sa mort, l’université d’Oxford a fait brûler ses écrits les plus dérangeants.
Le gigantesque Leviathan de Kapoor est effrayant par sa taille démesurée. Masse lisse, translucide, reflètant la lumière, il apparait pourtant paisible, maitrisé, domestiqué à l’intérieur d’un espace. Les enfants jouent sous les passerelles entre les sphères. Mais cette masse est aussi fragile. C’est aussi une structure gonflable, éphémère et périssable.
Nos états souverains seraient réduits à la fragilité d’une structure en P.V.C. ? En ces temps de mutations politiques radicales, la question est ouverte.
Une œuvre de légende selon La Tour-du-Pin.
Comme pour Marsyas en 2002, la construction du Léviathan repose sur un pari technologique insensé. Comment déployer et maintenir gonflée à 40 de hauteur une masse textile multiforme en P.V.C. de 15 tonnes ? Il fallait réussir à fabriquer un textile alliant à la fois résistance, souplesse, et légèreté. Comme pour Marsyas, la solution a été trouvée par les ingénieurs de l’entreprise familiale de Serge Ferrari, premier tisseur-inducteur européen, basé en Isère à la Tour du Pin. Mais cette fois, un nouveau pas a été franchi, car il fallait aussi satisfaire la demande expresse de Kapoor de trouver un matériau en double couleur, noire à l’extérieur et rouge à l’intérieur, qui puisse rester translucide. Pour les coloristes de Ferrari, impossible de concilier toutes ces exigences. Et pourtant, ils ont réussi à trouver, et le résultat, tellement spectaculaire, suscite l’admiration générale. Jamais une telle surface de PVC n’avait été ainsi déployée pour construire une œuvre aussi magistrale.
On imagine sans peine l’immense soulagement ressenti par les équipes de tous bords impliquées dans la réalisation de cette 4ème édition de Monumenta quand la masse du Léviathan s’est peu à peu élevée vers les sommets du Grand Palais pour donner le résultat programmé. A commencer par celle d’Anish Kapoor lui—même, sculpteur d’œuvres gigantesques qui façonnent de jalons essentiels dans l’histoire artistique de notre temps.
A cet amateur de mystère, on rappellera la réflexion d’un poète oublié, originaire de la région de l’entreprise Ferrari, Patrice de la Tour du Pin. « Tous les pays qui n’ont plus de légende seront condamnés à mourir de froid ».
Dans la tiédeur rougeâtre de ses entrailles, on peut affirmer que le Léviathan de Kapoor, à nul autre pareil, est entré dans la légende du Grand Palais.
(1) citations extraites de l’excellent documentaire « LE MONDE SELON KAPOOR » de Heins Peter SCHWERFEL, produit par ARTE France- SCHUH productions
diffusé sur Arte le 6 juin 2011 et disponible en DVD (23€)
A voir absolument, pour retrouver tout l’itinéraire intellectuel et artistique d’Anish Kapoor, enregistré dans son atelier à Londres et sur les lieux d’installations d’autres œuvres, notamment le Cloud Gate de Chicago.