Otro mundo John Ricardo Cunningham

S’il devient de plus en plus difficile de découvrir de l’Art brut “historique” ce n’est pas impossible, surtout hors de l’Europe. Grâce à son flair et à sa ténacité, le galeriste Christian Berst s’est attaché à retrouver les héritiers d’un malade interné au Pérou à Lima dont l’oeuvre l’a séduit pour pouvoir l’exposer.

Né en 1918, cet homme d’ascendance écossaise par son père avait été interné à 28 ans à l’hôpital Victor-Larco Herrera (Lima) après des épisodes de dépression car diagnostiqué comme schizoprène dans le service du professeur Delgado, un psychiatre qui avait réuni l’une des plus grandes collections asilaires d’Amérique latine. De famille aisée, John Ricardo Cunningham a pu bénéficier d’un traitement relativement clément (il était logé en chambre individuelle) et se livrer à une activité graphique intense.

Ses dessins réalisés à la gouache, aux couleurs vives, toujours du même format, mêlent animaux, personnages et écrits avec parfois des écritures emmêlées juqu’à l’illisibilité. Ils sont l’expression d’une vision du monde gouvernée par les chocs géopoliques des puissances nationales ainsi que par des symboles religieux : Satan et Jésus Cristos participent sans doute à sa vision transcendante de l’histoire mondiale, où leur conflit se déroulerait.

Visions géopolitiques

L’hégémonie de l’Europe et celle des Etats-Unis y sont dénoncées parce qu’elles ont produit la dégradation de l’Amérique latine qui a commencé par un génocide : “geografias historias horribiles – genosidas” proclame un dessin daté de 1969. Cette hantise permanente d’une histoire violente faite d’extermination, de massacres, de colonisation, de domination et de guerres mondiales témoigne d’une porosité des obsessions individuelles aux événements historiques, fréquente chez les personnalités dont le moi fragilisé s’ouvre à “l’horreur du monde” dont ils se sentent bien plus que les spectateurs.

Tout se passe comme si les conflits mondiaux de l’actualité s’étaient intériorisés, avec la menace de la guerre froide, dans un carroussel d’angoisses dont la personne qui les ressasse se sent, sinon la cible, le théâtre permanent. C’est non seulement l’histoire passée évoquee quand il rend hommage aux défunts (“difuntos”) mais l’actualité qui sert d’inspiration constante à Cunnigham : il fait mention des bolcheviques ou du communisme dans certains dessins, et aussi de la Ligue des nations. Mais par delà la réalité géopolitique, il construit un univers entièrement fait d’antagonismes où s’opposent “Mondo Horrible” et “Mondo Santo”, “Dios y Monstruosidad”.

Cartographies mentales

Cette globalisation de tensions politiques exacerbées se manifeste chez lui par des cartographies mentales énigmatiques. Des territoires sont esquissés ou bien seulement indiqués par des noms de pays ou de continents – America, Europa – au milieu desquels on peut apercevoir inlassablement les mêmes figures : oiseaux, éléphants, silhouettes d’hommes avec chapeaux haut de forme, cannes ou parapluies, dont la linéarité de la sucession proche de celle de l’écriture évoque l’un des grands maîtres de l’Art brut, Carlo Zinelli.

La palette des couleurs primaires – bleu, jaune, vert, rouge – est toujours utilisée de manière graphique. Cette vivacité colorée fait que quelque chose de léger et de primesautier émane de cette imagerie, ce qui détone avec la vision des conflits qui s’y trouve exprimée.

Comme cela arrive souvent avec l’Art brut, l’interaction de l’écrit et du dessin parvient à créer toute une cosmogonie. Nous nous trouvons placés devant un univers clos qui nous intrigue mais dont les références nous parlent. Voilà une trouvaille d’importance pour l’Art brut. Elle mérite d’être appréciée, reconnue et prise en considération.