Faire œuvre. Pour un(e) artiste, il s’agit à mesure de temps, de réflexion et de formes, d’élaborer une vision singulière du monde. Certains cheminent en plusieurs directions, d’autres tracent une sente à force de passages répétés. Mais tous, quelque soit les démarches et les approches, ont une double préoccupation ; trouver une cohérence dans l’épaisseur du temps, éviter la répétition si elle n’est pas volontaire. Faire œuvre, c’est précisément cela, accumuler les strates d’une pensée mise en forme qui puisse se lire dans son étendue, en se donnant la matière à évoluer.
A cet égard, la monographie de Bernard Calet publiée par les éditions HYX est éclairante. Edité suite à l’exposition personnelle Entretemps à l’Espace d’art contemporain de La Rochelle en 2011, le livre porte le titre à double-fond Où en est-on aujourd’hui ? Une question qui vaut pour la nature du travail comme pour le parcours personnel de l’artiste. Au-delà du catalogue d’exposition, Bernard Calet a fait le choix de lui donner un caractère rétrospectif. Singulièrement, cette option affirme la cohérence, entre permanence et inflexion, du travail qu’il mène depuis près de vingt-cinq ans.
Architecture, territoire, lieu versus espace, usages, habitat, déplacement du corps individuel et social, langage sont quelques uns des mots et expressions clés. Calet explore la fonction de l’habiter, nos relations à l’espace urbain, aux représentations dominantes et à celles qui échappent. Il use des formes de l’architecture, des mécanismes urbains, de leur outils descriptifs et analytiques (plans, cartes, diagrammes), du vocabulaire de la géographie, pour aborder nos liens personnels et collectifs à ces sujets. Il les transporte dans le champ de l’art, les réinterprète, les soumet souvent à un changement d’échelle. Cela passe par la sculpture, l’installation, la vidéo, le dessin, la photographie, avec pour particularité de poser un rapport double à l’espace ; les champs de forces entre les œuvres, leur perception physique en lien aux « objets » empruntés au réel. Car le point focal est peut-être cette attache au corps humain, dans l’espace construit comme dans celui de l’exposition. Les proportions s’inversent, du sentiment de surplomb physique à la perte de repères tangibles. Les sensations sont troublées entre point fixe, arrêt, observation et flux, circulation, passage.
Où en est-on aujourd’hui ? propose des allers-retours entre actualité et continuité des propositions plastiques. Le format réduit du livre, proche de l’édition littéraire, appelle la forme du récit. L’ouvrage démarre sur un essai de Damien Sausset qui croise analyse de l’œuvre et trajectoires de la modernité. Il fait ressortir le caractère politique du travail de Calet, au sens étymologique de la ville, de la cité, de la multitude. La conception éditoriale et graphique est le fruit du duo Huz & Bosshard. Curieux des regards portés sur son travail, Bernard Calet leur a offert d’aller au-delà d’une simple mission graphique, leur confiant catalogues édités, images des projets réalisés, dessins préparatoires, etc.
Premier parti pris, un cheminement structuré par les correspondances entre les œuvres de Entretemps et celles antérieures, parfois anciennes. Outil de lecture et de discernement, la quadrichromie est réservée aux œuvres de l’exposition, les autres sont reproduites en bleu. La couverte monochrome, qui n’est pas sans rappeler l’écran bleu des téléviseurs de certaines œuvres – Linoléum (2000), crée une épaisseur temporelle, entre présence et distance.
De nombreuses reproductions, coupées par le bord de la page, se poursuivent en page suivante. Cette manière de faire, qui d’abord perturbe la vision, renvoie à la nature déstabilisante de la mise en espace des œuvres. Cette coupure/reprise de l’iconographie renforce l’idée d’un récit visuel et engendre une sorte de réminiscence, un retour à la surface. Le choix des œuvres, de Elévation (1993) à Ici Où là (2011), de Movie Land (2003) à Foule (2011), nous remet face aux points d’attention de l’artiste.
Le lecteur y retrouve certaines constantes. Les dispositifs s’approprient des éléments industriels normés que l’artiste détourne de leur fonction ou de leur mode d’utilisation premier : le tube fluorescent dans Construction mobile (1997-2003) ou Lustre (2011), le verre imprimé ou gravé dans Ville Figure (2008) ou Tablette (2011), ou encore le plexiglas, l’aluminium, le contreplaqué, plus récemment le dibon miroir. En parallèle s’observe l’examen des archétypes – la maison, la carte, les vues urbaines, l’écran, le miroir – objets d’observation et de remise en cause.
Calet pense ses œuvres comme plastiquement autonomes mais spatialement interdépendantes. Le lien entre espace privé/intime et public/social avec son corollaire, la traversée, se lit aussi dans la connexion des pièces, qui rend la perplexité possible. Notion soulignée par la présence – rare jusqu’ici – de dessins préparatoires. Il s’agit de dessins de sculpteur, avec du volume, des bribes d’axonométrie, une mise en situation potentielle. Ils indiquent l’influence des trois dimensions, même dans une série comme Ville figure (La Rochelle), (Vélizy-Villacoublay), (Rouen) (2011) qui mêle dessin vectoriel et montages d’images en un tirage photographique.
L’itinéraire accorde également une grande valeur au langage, à commencer par la précision des termes. Le choix des mots pour les titres relève souvent d’une fausse évidence, avec l’ambivalence pour principe : Panorama (2003), Séjour-Modèle (2011). Depuis une dizaine d’années, Calet fait glisser l’usage du langage au sein même des pièces, l’utilisant tel un matériau mental, le projetant dans leur matérialité. Cet investissement procède du jeu sur les mots, de la sonorité des idiomes (français/anglais), du passage d’une langue factuelle à une poésie des mots : Prochainement sur cet écran (2009), In(s)temps (2010), Ailleurs (2011).
Peut-être que la façon dont Calet approfondit peu à peu son propos sans le diluer, tient à l’interrogation fondamentale qu’il porte. Plus que les formes de la ville, du territoire, il scrute la fréquentation rude du monde. Elle est par essence mouvante, ébranlée par le passage de la modernité, la caducité de ses préceptes, la désillusion post-moderne. Il n’est pas surprenant que les outils du langage – lettres, mots, expressions – jouent un rôle plastique grandissant. Ainsi One To One (2009) qui ouvrait l’exposition à La Rochelle, œuvre au croisement de la sculpture, de l’enseigne, de l’architecture minimale, sorte de manège de quatre lettres assemblées, imbriquées. Au-delà de la représentation, la langue est un moyen puissant de créer de la perspective, de l’imaginaire. Où en est-on aujourd’hui ? La couverture du livre arbore un dessin : AN Y W HERE, EVER Y WHERE, NO W HERE. Des mots manuscrits comme des séquences, des recompositions, des possibilités d’érosion du désenchantement.