« Rien à régler, on met juste sur le petit dessin de « nuage » ou de « soleil ». Un rêve ! » Et le rêve, autant que l’appareil dans sa nue simplicité, est « révolutionnaire ». Et puis, il y a Paris. Paris en autobus. On s’y assied, de préférence à l’arrière, et on voit tout, l’intérieur et l’extérieur, les rues qui défilent et les gens qui passent. Paris à pied, Paris de toutes les époques mêlées, de la marche et de la flânerie ; Paris dans le mouvement de la lumière et des ombres. « On a même plus le temps d’hésiter », le corps se laisse prendre par la ville et la photo « droit au but », « plus vite que la pensée ».
1970-1990. Est-ce que la ville a changé ? Et le photographe ? Quelques lieux sont documentés, Station Cité Universitaire, Parc Montsouris, La Bastille, Foire du Trône, Gare de Lyon, Jardin des Tuileries. Les autres s’intitulent simplement « Paris ca. 1970 » ou « Paris ca. 1990 ». D’une date à l’autre, d’un lieu à l’autre, dans le jeu d’inter-temporalités animé par les vis-à-vis photographiques des doubles-pages, l’image, fragile, est présent et devenir, film fixe d’une présence silencieuse et d’un changement continu. Le lecteur, en promeneur du livre et de la ville, y est invité à partager l’expérience et la disponibilité sensorielles et émotionnelles du photographe, à éprouver sa connivence ludique à « la liberté totale de voir ».
En exergue, le fac simile d’un texte tapé à la machine en 1970 par Bernard Plossu, « Photos faites à l’agfamatic, « pour enfants » », que Yannick Vigouroux avait reproduit en 2008 sur le blog Foto Povera.
Avec l’Agfamatic « pour enfants », « Le cadrage est instinctif, fluide ». La prise spontanée capture l’atmosphère d’une image furtive, la compréhension intime du photographe au monde. La Tour Eiffel derrière le reflet des passagers dans une fenêtre du métro, un passant isolé sur un passage zébré, la foule devant un magasin ou un cinéma, la sortie d’une station de métro, les allées floues d’un parc…, Serge Tisseron parle dans Nuage/soleil : l’image funambule ou La sensation en photographie (MarVal, 1994) d’« images-sensations ». Ne plus hésiter, le déclic avant la décision de cadrer, comme un « cri photographique », la simplicité technique de l’Agfamatic amorce pour Bernard Plossu « la liberté totale de voir » (Bernard Plossu).
En quelques pages, Yannick Vigouroux évoque sa rencontre avec Bernard Plossu, leur dialogue, leur fascination réciproque pour ces appareils « d’une technique enfantine », une pratique transgressive, à rebours « du diktat de « l’instant décisif » […de] l’encombrante utopie techniciste qui anime l’histoire de la photographie ». Dans la relation du 110 mm au super-8, il cite « le bonheur » de Bernard Plossu de photographier Paris, d’arriver à voir « « chez soi » » ! […] les changements de lumière, les nuages : on passe du gris total à un rayon de soleil éblouissant, c’est fort comme les peintures du Nord ! » (Plossu Paris, MarVal-rueVisconti, 2018).
Suivent plus de soixante photographies réalisées à l’Agfamatic, noir et blanc, format carré, dont la qualité de la reproduction conserve à la texture de l’image la vibration et l’émotion de la prise spontanée. Elles disent le monde permanent et fugitif de Paris, du ciel pommelé de nuages, traversé par le vol d’un oiseau ; du sol des rues, des jardins et des quais de gare où se reflètent les ombres et les lumières dans une variation de gris, ponctuée par une feuille ou un signe ; des façades, nettes ou floues, aux transitions douces et aux oppositions fortes ; des voyageurs du métro, de ceux qui marchent dans la rue, de ceux qui courent ou s’arrêtent. Tout un monde de vie, où un détail, une gamme de gris, une ombre projetée, une silhouette troublent l’instant, sa durée et sa fugacité, l’ouvre, furtif, à tous les possibles d’un récit ou d’un rêve d’une étrange familiarité. Une invitation à marcher dans Paris, le regard à la dérive, à se laisser absorber par l’émotivité immédiate et aléatoire de la ville ; à photographier plus avec le corps qu’avec le regard dans le partage intime de soi et de la continuité du monde ; de faire de chaque pas une présence en mouvement à l’écoute des sens ; de préférer le déclic instinctif à l’image trop savamment cadrée.
« Redevenons Bibi Fricotin », comme y invite une notation manuscrite de Bernard Plossu dans le texte de 1970 en exergue.