Partout mais pas pour très longtemps

L’exposition Partout, mais pas pour très longtemps, projet de fin d’étude des étudiants / commissaires du Master de la Sorbonne « l’art contemporain et son exposition », se déploie dans les espaces de l’ELAC
(Espace Lyonnais d’Art Contemporain) dont l’acronyme indique avec précision l’espace géographique au sein duquel il se situe. Pourtant, dans ce « convoi exceptionnel » (nom de l’association des porteurs du projet) , tout est question de déplacement : des jeunes curateurs parisiens, des artistes invités, des oeuvres et des récits qu’elles engagent et des publics transitant dans le centre d’échanges Perrache.

Centrale dans le titre de cette exposition, la notion d’espace-temps, dans son acception scientifique,suppose une influence systématique d’un concept vers l’autre. Dans « Partout, mais pas pour très longtemps », si l’espace est fantasmagoriquement occupé avec une efficacité indéniable : « partout », la fugacité induite par la formule négative « mais pas pour très longtemps » semble suggérer un déséquilibre prématuré.

Le parcours, que les commissaires envisagent comme au cœur d’un « territoire sans frontière » 1, invite le spectateur à une forme de dérive. La spatialisation des œuvres dans ce lieu historique d’exposition de l’art contemporain à Lyon, n’est pas sans rappeler, en effet, les cartes morcelées de la ville de Paris de Guy Debord et des situationnistes. Le plan vague et l’absence de cartels ne contrarie que peu l’émergence successive de problématiques intrinsèques au monde global et en perpétuelle mutation que les artistes investissent. Les questions du genre et de l’identité, de la globalisation et des flux migratoires, de la consommation et de la dépendance aux objets, ou encore de l’engagement politique et social des artistes et des professionnels de l’art sont ici abordées.

Ainsi, le parcours s’ouvre sur les vidéos de Michala Julinyovà au sein desquelles, à travers quelques saynètes théâtralisées ou métaphoriquement chargées de l’histoire politique et culturelle Slovaque, elle aborde son propre héritage, et l’idée de transmission qui y est, par essence, rattachée. Ces notions complexes ne sauraient être envisagées sans celle de la migration, évoquée par la sculpture au sol de deux pigeons en céramique. Mükerrem Tuncay, dont l’animal « totem » est aussi le pigeon, présente une sculpture hybride : l’assemblage facétieux d’une ombrelle et d’un tournesol. Pourtant, si la narration semble réjouissante, le ciel s’obscurcit soudain : l’ombrelle s’avère être un tissage méticuleux d’une image de sa carte de séjour renvoyant directement au statut précaire de l’artiste suspendue entre sa nationalité turque et son pays de résidence, un dé-placement permanent. Le mécanisme solaire, pourtant voué à l’échec, ne semble faire ici office que de potentialité.

Les sculptures textiles que Caroline Saves déploie dans l’espace démontrent, quant à elles, l’intérêt que l’artiste porte aux objets, aux univers singuliers auxquels ils renvoient et aux différentes modalités de leurs utilisations. Si ces pièces aux allures d’accessoires de mode tentent un numéro de charme – couleurs pastels et matières synthétiques séduisantes – elles évoquent pourtant, non sans une étrangeté certaine, les quelques vêtements à l’abandon dans un vestiaire de fin de soirée. « Mes environnements parlent d’aujourd’hui, des histoires de relations d’amour, de dépendance, de désir, qui l’on tisse avec les gens et les objets, des histoires sans mots mais pleines de sentiments, de corps et de rencontres » 2. »

L’artiste libanaise Maha Yammine interroge, en réalisant des films au sein desquels les protagonistes jouent ou rejouent leur propre rôle, la capacité du corps à réactiver un geste quotidien, souvent lié au travail. Ainsi, au terme du parcours, Geneviève (qui donne son nom à la vidéo), bibliothécaire dans une école d’art, manipule les ouvrages tout en y associant les métatextes qui s’y réfèrent. Ce sont donc autant de récits pourtant personnels qui permettent d’envisager les objets, et notamment les livres, comme les catalyseurs d’un savoir plus large que celui qu’ils contiennent, et qui, lui aussi, se déplace.

Il semble intéressant de pointer – à l’heure des grands changements de directions (du musée d’art contemporain, de la biennale et de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts) – outre la qualité de l’exposition et du catalogue autoédité qui l’accompagne (dont le graphisme est à saluer), la pertinence d’un projet centré sur la question du déplacement, développé dans l’un des hauts lieux historiques de l’art contemporain à Lyon. Reste à souhaiter que l’ELAC redevienne un lieu d’exposition de première importance, investi de nombreux projets encore.

1 Partout, mais pas pour très longtemps, catalogue de l’exposition, p. 3
2 Entretien de Caroline Saves avec Maëlle Coatleven, Partout, mais pas pour très longtemps, catalogue de l’exposition,