L’exposition invite les visiteurs, en une trentaine de photographies, de dessins, de photomontages réalisés entre 1991 et aujourd’hui, à flâner dans l’œuvre de Paul Pouvreau, l’œil et le plaisir attentifs à la mise en image de ces riens, de ces presque invisibles qui percutent le sens de notre quotidien, le décalent, dans un esprit de finesse, curieux, ironique, quelquefois burlesque, pour en témoigner les inadéquations.
Le magazine des jours, Passé simple (2014), le titre de l’exposition et la photographie du hall qui l’ouvre. En offrande sur une liasse de journaux ouverts, un sac plastique froissé en memento mori entraîne le visiteur vers une généreuse perplexité temporelle, l’intrigue d’un temps d’expérience, de doute et d’étrangeté inquiète. De l’image, il ne connaitra que le titre. S’agit-il de la mémoire d’un exercice scolaire, d’un symbole familier, du témoignage ou de l’écho d’un réel acquis au temps, du prélude d’une fiction personnelle ?
Faites durer et Tout ce qui passe (2018), le diptyque du couloir et les correspondances rythmées de l’accrochage de la grande salle ne lui imposeront rien que poursuivre l’excitation à l’investigation poétique du banal, attiser l’enquête sur la précarité fertile du fortuit et du construit : « Mon travail élabore des interrogations visuelles. Plutôt que d’affirmer, comme le fait plus ou moins violemment toute forme de pouvoir, il suggère des situations incertaines, afin de laisser place au regard critique du spectateur plutôt qu’à son adhésion. »
Les photographies de sacs plastiques sont récurrentes dans l’œuvre de Paul Prouveau, elles ponctuent l’accrochage. Neutres ou arborant encore les logos de marques diverses, il glane les emballages , les collecte et les assemble en instantanés, torsadés, étirés, enroulés, entortillés ou gonflés par le vent. Façonnant leur transparence opaque, il éprouve leur dévalorisation de déchets standardisés et les ré-enchante d’une étrangeté inquiète et drôle à la fois, évoquant le mouvement d’algues vertes, de plantes d’un ailleurs ou les trois divinités infernales de notre société de consommation (Les furies 2016).
Sage comme une image (1997), dans un jeu de dédoublement, confond les registres, de la maxime populaire illustrée à la saisie photographique, de l’ immobilité requise aux écarts flottants de l’image-temps entre l’avant et l’après de la prise.
L’espace de la pose est incertain comme sa stabilité, atelier, réserve, transition d’un lieu à un autre ? Les objets, dans leur empaquetage de papier journal, peut-être juste déballés, sortis de cartons ou prêts à y être enfermés, sont installés sur une table, insignifiants ou précieux, fragiles ou résistants, délicats ou grossiers. Hors quelques indices de forme et de volume, le visiteur n’en perçoit que l’emballage qui les masque, l’image froissée d’une information en fragments, répétée, presque à l’identique, d’un panneau à l’autre du diptyque, un visage dédoublé sous-titré en « avant » et « après », la titraille rognée d’un article sur une escroquerie internationale. Nature morte, vanité contemporaine, métaphore de la photographie et des actualités, intrigue ou péripétie de l’habituel, au visiteur de provoquer ses références ou son appétit de narration ?
Le mot titre et, par contagion ou réflexivité, la photographie invitent sans contrainte à ausculter la représentation dans l’enchevêtrement des polysémies, des résonnances sociales et politiques (Activités 2002), des économies du voir (Éminence 2001, Mieux qu’ici 2014), de l’être (L’opération 2000) et du rapport à l’autre (Mieux qu’ici 2014).
Paul Pouvreau démasque le portrait de son équilibre (Le pantin 2003), de sa stabilité (L’enseigne 1999) et de son rapport à l’individuel, le rend au partage de l’anonymat des objets et au commerce de l’image (Mascarades 2016). Un pli, un accolement, l’espièglerie d’un rapprochement entre la création d’une maroquinerie de luxe et l’icône réutilisée du mannequin pour la mettre en valeur, et de multiples jeux de temps et de surface infiltrent l’incertain, animent la contingence entre séduction et imputation. Le visage, à la beauté déformée, voire monstrueuse, maquillé d’objets divers, recouvert, et ramené à la surface plane de la photographie, s’objective, galvaude son parfum et son luxe dans un entrelacement complexe de collages enfantins et de réverbérations d’histoires littéraires et plastiques, philosophiques et anthropologiques.
Réalisé pour l’exposition, Enfantillages, en affublant la tête des mannequins de sacs plastiques ou de tissus, ne donne plus à voir, sur les trois affiches photographiées à même un sol sombre et sans qualité, que des corps d’enfants qui semblent à vendre, indifférenciés des vêtements qu’ils portent ; collée au mur, l’image peut-être d’un conte cruel et dérisoire de la société de consommation.
Déambulant dans la ville (La boite 2003-2004) ou la campagne (Le cadeau (Mirande) 2008), Paul Pouvreau, curieux de l’étrangeté du quotidien et de l’ordinaire, déploie la fantaisie du banal, joue des évidences, de la rencontre casuelle ou arrangée, de l’interférence entre mise en scène et impromptu. Il marche, s’arrête, saisit l’ouverture dans la palissade paysagère d’un chantier à travers laquelle artifice et réalité s’embrouillent (White cool 2008), une « entrée » momentanément obstruée (Le coffre 2011), capture emballages, cartons ou sacs plastiques vidés de leur contenu éphémère, délaissés et abandonnés là, dans un lieu sans attribut (Blue 1997, Étendard 2006).
Landbox (2013), dans l’écart de différentes figures de style, l’accolement des deux termes pourrait être la métaphore de la photographie, de la mise en boite du paysage en tension entre réalité et fiction. Sur une double page de journal, Paul Pouvreau duplique au stylo bille, rouge, vert, bleu, des boites sur lesquelles sont reproduits des paysages. Le dessin déborde de l’image de la boite, s’étend presque aux limites de la zone utile en entrelacs serré de lignes de couleurs, enclavant partiellement la lisibilité des mots, laissant échapper à la marge quelques faits divers qui s’insèrent sans importance dans le paysage.
Dans une expérience analogue du trait, avec les mêmes trois couleurs, Paul Pouvreau arase le fond et le contenu publicitaire des dépliants de supermarchés. Il en défalque les écrits et les nombres, ne laissant émerger, avec le jeu de mots du titre (Pique-nique aux champs, 2015), que les objets de consommation, morceaux de viandes, légumes, fruits, emballages et conditionnements divers ou autres. Brouillant les sollicitations du publicitaire et du message, peut-être les attentes du consommateur ciblé, il motive une prolifération de perspectives et de représentations, qui, selon le contexte et l’humeur du visiteur, les correspondances qu’il pressent, l’entraine vers une étrange et inquiétante familiarité ou vers les « sols balayés » des mosaïques antiques ou contemporaines.
Dans ces dessins photogéniques, le geste qui trace le trait, incurve la ligne, donne forme au paysage, ensevelit le fond publicitaire ou en exhume des bribes, tient lieu de révélateur. Corrodant l’évidence de l’information et de la communication, de l’image même, le dessin résonne en correspondances fragiles et perméables. Avec les interventions sur les publicités de parfums et d’articles de mode, le dessin s’expose en un jeu subtil de traversées de frontières sur la ligne imperceptible du regard, dans tous les sens et dans toutes les dimensions, il déjoue les normes de la standardisation, ré-agence les signes de la vanité et du pouvoir marchands, divertit les références à l’histoire de l’art et à ses codes.
Dans ces conjonctions improbables, dessins et photographies investissent les fragments de réalité de l’espace quotidien le plus commun d’une précarité ambivalente, les mettent en scène dans une fragilité contingente. Faisant de l’événement insignifiant et de la profondeur du rien une politique de l’humour, où, avec l’expérience du doute, s’insèrent parfois l’ironie et la dérision, Paul Pouvreau déstabilise le signe, le ré-agence en une multiplicité de sens qui entrainent le visiteur à goûter et imaginer, dans toutes ses contradictions, ce qu’il n’a pas vu, à y démêler un ensemble de micro-récits de l’instant, le début ou la fin d’une histoire dans le vertige d’une allégorie de notre société et de la métamorphose de l’objet.