La Chapelle Saint-Jacques, centre d'art contemporain de Saint-Gaudens (31) présente Je voudrais simplement que tu te sentes libre, exposition personnelle et profondément poétique de Pauline Hisbacq. Plusieurs séries photographiques se font écho, mêlant des bribes de moments choisis, entre vie intime et expérience collective, dans l’objectif de trouver et de transmettre force et joie. Le samedi 23 novembre, le centre d’art propose une journée de dé-vernissage de l’exposition autour des luttes féministes (programme disponible sur lachapelle-saint-jacques.com).
Regardez l’enfant avec le rêve au fond des yeux
Qui le retient profondément en elle *
Le soi se dédouble, une brèche s’ouvre dans l’inconnu, qui laisse s’infuser la sensation déséquilibrante du vertige. Les émotions s’entremêlent les unes aux autres : l’amour et la haine, le cœur lourd, le cœur léger, les joies simples et la peur accablante, l’appétit et l’aversion. On rit et on pleure, on chantonne et on s’écrie, tout⸱e seul⸱e et toustes ensemble.
Il est perturbant et étrange de ressentir, dans un même temps, des sensations totalement opposées, contraires, qui s’affrontent en duel. C’est précisément cet inconfort dans l’ambivalence des sentiments que Pauline Hisbacq, dans l’exposition Je voudrais simplement que tu te sentes libre, cherche à explorer et mieux comprendre.
Comment peut-on parfois détester ce qu’on aime plus que tout, ce qu’il y a de plus précieux à nos yeux ? Les émotions surgissent de nous sans qu’on puisse forcément les saisir. Elles peuvent à la fois nous échapper et nous submerger. Pourtant, elles sont aussi universelles : il suffit de parler de ses expériences ou de puiser dans celles des autres, dans les écrits, le cinéma ou les discussions, pour remarquer que nos propres contradictions sont rarement insolites ou anormales. Ce que l’on vit et ce que l’on ressent, d’autres le vivent et le ressentent sûrement, à leur manière. En parler, partager, nous aide à prendre du recul, à mieux appréhender, éprouver différemment aussi ; explorer plus, mieux, en profondeur.
L’être humain est en effet un être social, pour qui interagir, partager ses expériences avec les autres, est fondamental, crucial. C’est justement à cet endroit que se tiennent les œuvres d’art : elles participent intrinsèquement aux échanges, proposent d’autres points de vue depuis l’extérieur. Nous puisons dans les œuvres de même qu’elles puisent en nous – jeu de regard à double tour. En transportant l’expérience d’autrui, les œuvres d’art nous proposent de nous connecter à l’autre, au monde, à nos propres sensations. Elles remuent ou font émerger des perceptions, parfois inédites.
C’est particulièrement vrai au sein de cette exposition. Les connexions sont ici mises en exergues à travers les choix d’accrochage. Des fragments d’images, morceaux choisis, se déploient délicatement dans l’espace. Sur les murs, nous pouvons reconnaître des bribes de moments passés en famille : des photographies recoupées, recadrées, scènes de vies quotidiennes avec des enfants, leurs regards, leurs gestes, leurs jeux, les enfants avec les adultes, différents âges, différentes postures. Les regards et les gestes sont particulièrement présents, surgissent des cadres choisis, se développent et se relient. C’est en effet par ce biais que les images et leurs sujets se répondent, se questionnent aussi, se reflètent les uns, les unes dans les autres. Chaque photographie fonctionne à la fois individuellement, mais entre aussi en dialogue avec d’autres pièces de l’exposition, se chargeant alors de nouvelles émotions ou significations.
C’est ce qui permet un véritable sentiment d’universalité. Plus que d’une famille ou d’un enfant, il s’agit surtout des familles et des enfants, de ce que l’on vit chacun⸱e. Pauline Hisbacq part d’elle-même, de son expérience et de sa vie, pour questionner et partager ses propres doutes, ses propres sensations. L’artiste nous transmet ses interrogations, suggère des hypothèses. Nous faisons de même en visitant son exposition – et Valérie Mazouin, commissaire de l’exposition, le fait aussi en écrivant des poèmes à grappiller et lire ici et-là. Les expériences ainsi se rassemblent.
Si certaines des photographies présentées proviennent des archives personnelles de l’artiste, d’autres sont tirées de livres documentaires. C’est le cas des images présentées dans les deux vitrines positionnées au centre de la pièce. Nous y voyons des suites de bras qui se lèvent, des bannières qui s’écrivent puis se brandissent, des bouches qui chantent, qui crient, qui rient, des regards qui se cherchent, qui cherchent la force ; beaucoup de mouvement, beaucoup de joie, surtout. C’est en tout cas le focus que cherche l’artiste quand elle choisit, découpe et rassemble ces photographies issues de la lutte de Greenham Common, dix-neuf années de protestations pacifistes de femmes rassemblées contre un projet d’armement nucléaire. Cette force de résistance ne peut provenir que de la joie d’être en collectif.
La douceur des gestes et des regards des photographies intimes se retrouve dans les postures des manifestantes. À travers leurs actions, elles tissent un collectif mouvant, elles font famille. En attestent leurs accolades, les mains qui se serrent et les doigts qui se mêlent, les câlins, les danses, la liberté des mouvements, les rires francs. De cette imagerie émane une joie vive et pure, comme celle des enfants.
En retrait, à l’étage de la Chapelle, deux autres séries sont présentées. Dans la première, les corrélations se font par le corps : le corps de l’enfant et ceux, figés, des célèbres moulages de Pompéi. Corps morts et corps vivants sont mis en parallèle et dialoguent – comme pour suspendre (ou surprendre ?) nos peurs, nous faire relativiser. Dans la seconde série, se rassemblent pêle-mêle des ailes translucides de papillons, des doigts d’enfants, des fleurs sur lesquelles l’obscurité tombe, les derniers rayons du soleil, la lumière de la fin d’été… À travers le grain grossier du papier, ces photographies vite imprimées paraissent nous dire le temps qui passe, le temps à attraper, les souvenirs à contenir avant qu’ils ne se délitent. Les souvenirs font nos propres mythologies.
Ensemble, les photographies de Pauline Hisbacq nous invitent donc à voir au-delà de ce qu’elles représentent. Par leurs présences liées, elles nous convient à regarder nos propres vies, nos propres ressentis, et peut-être à imaginer par le biais d’expériences collectives, de nouvelles réponses à nos questionnements individuels ; à voir en deçà de nos peurs et de nos craintes, à trouver du sens dans nos propres contradictions, dans ce qui nous dépasse. Car il y a plus grand, il y a les autres, la société, le monde, l’univers. Et il est bon, parfois, de changer de prisme, songer avec différentes échelles.
Le soi se dédouble, une brèche s’ouvre et la lumière se lève.
* Look at the child with the dream in her eyes
Holding it deep inside her – sarah mclachlan
Citation tirée du poème « What dream? » d’Angela Moreno. Dans : Je transporte des explosifs on les appelle des mots : Poésie et féminismes aux États-Unis. Éditions Cambourakis, 2021 (commander ici en librairie).