Cela commence pour elle par un regard interne. Non pas un ressenti qui est un regard sur du senti, mais une perception vague de ses imperceptibles.
Ensuite c’est la matière, par exemple l’encre ou le fusain, pas une forme mais une projection de l’informe qui gîte dans les profondeurs de son corps.
Tout cela sort d’elle qui « se reconnaît dans la matière ». Son « œil interne » s’est extériorisé.
Le fusain et l’encre s’adsorbent et aussi les grains du papier, les molécules adhèrent les unes les autres dans un jeu physique d’interforce, ce qui les distingue d’une absorption qui est un pouvoir de faire disparaître en avalant l’autre.
Le gris du fusain et le bleu de Prusse s’attirent de manière égale, s’articulent et s’accouplent.
On peut alors les mêler à du pastel sec ou gras, de la peinture acrylique blanche, de la sanguine, du graphite…
L’informe s’étend, ça couvre ou ça imprègne la page qui est devenue surface herbue.
L’herbe lui fait venir l’encre aux lèvres
on y descend comme dans l’eau
on s’y allonge1
La violence, celle qui se cache derrière l’apparence aimable de Pauline, peut enfin ressortir : il lui faut déchirer, griffer, compléter « l’envol de l’esprit dans la matière » par le souffle haletant qui accompagne l’action d’écorcher, de percer, de trouer, de blesser, arracher, recoller jusqu’à épuisement.
C’est alors que la nature, celle de l’enfance de Pauline, terre des champs et des chemins, air de la montagne Sainte Victoire, feu de la cheminée, fait irruption et oriente ses gestes de découpe qui recréent des formes.
Ce ne sont pas les mots mais les feuilles, ou les pétales qui naissent sous ses ciseaux.
« Parfois les mots viennent tout seuls presque, comme les feuilles
aux arbres –
bien sûr, les racines, invisibles, la terre, le soleil, l’eau ont aidé
à cela,
[…]
et les gouttes de rosée scintillant d’une lumière équivoque2 ».
Il faut maintenant les coller, les éparpiller, les faire « nager » dit-elle. Elle reprend une autre page (j’écris de nouveau page alors que c’est un papier canson ou un papier bamboo ou un papier de soie chinois qui deviennent pages). Elle assemble ce qui évoque les pétales, les poissons, les feuilles d’arbre, les cygnes, les papillons, elle recompose les montagnes bleues et, comme elle l’a écrit dans un atelier d’écriture dont la consigne était : « L’ombre vous quitte. Où va-t-elle ? » : « L’ombre s’arrête devant un temple. Elle hésite un instant et pénètre à l’intérieur. Là, le calme profond l’enveloppe. Elle se pose ».
Et nous, à notre tour, nous nous posons, nous nous pénétrons de ses œuvres, l’apaisement nous gagne, nous adsorbe à son tour, qui contient, qui comprend, qui dépasse les agitations qui y ont abouti. C’est notre regard interne que Pauline suscite dans ce qui était une déchirure mais qui se révèle adouci dans un jour poétique recouvré.
La déchirure
Non
Le jour de la déchirure
André Du Bouchet
- André du Bouchet, « Une lampe dans la lumière aride », Carnets 1949-1955 ↩︎
- Yannis Ritsos, « Dilution » in Gestes, Les éditeurs Français Réunis,1974, p. 99 (trad. Chrysa Prokopaki et Antoine Vitez)
↩︎
Pauline Louise-Jane a grandi près d’Aix-en-Provence, face à la montagne bleue, la Montagne Sainte-Victoire. Sa formation artistique a commencé quand elle avait 7 ans, lors des ateliers d’arts plastiques du mercredi après-midi, puis elle s’est poursuivie à Brockwood Park School en Angleterre, à l’Université d’Aix-Marseille, à la Villa Arson à Nice, à l’ESA d’Avignon. Ses
études itinérantes l’ont amenée à s’imprégner de différents lieux : Naples, Alexandrie, le Portugal, l’Inde… Elle continue de se former en explorant à la fois les matériaux plastiques et son monde intérieur. À travers la multiplicité d’une chose, l’art lui permet d’aller à la rencontre de ses propres multiples. Ainsi, la ligne peut être celle du dessin, travaillée, maîtrisée, permettant la représentation. À l’opposé, elle peut aussi être le geste soudain, le cri muet, d’une déchirure. À présent, Pauline se plaît à suivre son œil intérieur, libérant les mouvements de son corps en
contact avec la matière, nageant dans les couleurs du bleu. Actuellement à Paris, en formation à l’INECAT (Institut national d’expression, de création, d’art et thérapie), animatrice d’ateliers depuis août 2023, elle débute dans l’univers de l’art-thérapie.