C’est dans une tombe que l’on entre – et, dans une tombe : on entre les yeux fermés. L’espace d’exposition de La Forme a recueilli nos regards, sous la houlette de Marie Cantos et Maryline Robalo, pour l’exposition « Penser à ne pas voir ». Peut-être l’atmosphère résolument blanche qui emplissait le lieu, les recueillit-elle dans son brouillard pour nous les confisquer, pour nous prémunir de leur « danger » pour reprendre un auteur cher aux commissaires(1) . Et alors, le choix des œuvres et leur mise en espace tiendrait de quelque chose comme d’une expérience visant à enrayer la mécanique du regard, les « aveuglement[s] intrinsèquement propre[s] au voir même de la vue » évoqués par le philosophe Jacques Derrida, dans un article (puis un ouvrage) qui donne son titre à l’exposition.
Toutes les œuvres présentées ici manifestent (et sollicitent) une attention particulière, une saisie du fugace et du ténu. Les heures lentes d’Estèla Alliaud par exemple : des plaques de contreplaqué aux tonalités claires légèrement différentes, recouvertes d’encre et de kaolin liquide. Leur forme et dimensions reprennent celles des portes de la cour extérieure de La Forme. Elles tiennent en des gestes de déplacement, au sein d’un lieu, – ou d’un temps ; comme l’angle Sans titre, prélevant le coin d’un mur de l’espace d’une exposition précédente. Esotérisme heureux d’une pratique, dont la lente percée, pour le visiteur, tient à l’épaisseur de temps que ses œuvres transportent. Des surfaces de kaolin, comme des paupières refermées sur la matière. C’est le geste de qui se souvient.
À plusieurs endroits dans l’exposition, l’oubli menace de germer dans les stries de l’image, dans les lignes de pli, à l’ombre de la mémoire et du langage. Tel est le risque du regard, qui s’organise et se déploie autour de l’invisible, le fuit dans la vision. Le phénomène est semblable à cette lave décrite par Pascal Quignard qui « bouche son propre accès à elle-même, se pétrifie dans les œuvres, s’académise dans le langage, noircit et s’opacifie en séchant » (2). L’œil aphone baille ; puis le papier de répondre, l’espace, et tout ce qui était blanc. Maintenant : Blanc dérangé – titre d’une vidéo de Blanca Casas Brullet. Ces blancs, au sein de l’espace de La Forme, en baillant, découvrent des rangées noires de mots, les ombres de pliages, les rides de vagues figées, ou les reliefs de paysages fantasmés. Mais chaque œuvre, par l’insistance d’un blanc encore souverain, laisse déborder de ses stries ce qu’on y avait celé. Surprise, alors, de voir dans la vidéo un ver poindre du papier et se tortiller parmi les lettres dont on ne le différenciait pas immédiatement. Et Estèla Alliaud de parfaire cette étrange rééducation de l’œil à laquelle invite l’exposition, ramenant la mémoire au cœur de la vision, disposant un voile blanc sur les objets des phénomènes passagers, eux-mêmes passagers, emboîtant le pas à leur disparition.
L’action des artistes s’établit dans la compréhension de « ce qu’on appelle image [qui] est, un instant, l’effet produit par le langage dans son brusque assourdissement »(3) , et la production de son point de bascule. Cette appréhension de l’image, de la part de déni qui lui est constitutive, et que l’exposition prend pour objet, poursuit la théorie de l’image développée par le psychanalyste Pierre Fédida. La monstration, subtile et réfléchie, permet de pénétrer ces fondations théoriques et questions complexes. Face à l’entrée : une rangée de livres rouges, enserrés en un bloc contre le mur. Des exemplaires de La Recherche de la vérité par la lumière naturelle de Descartes dont les tranches déclinent un dégradé correspondant à la morsure du soleil, sur des durées différentes.
Alors que Quignard écrivait que « les sociétés et le langage ne cessent de se protéger devant la plaque archaïque », devant ses spectres, « qui abordent le continent émergé du langage humain acquis et de la vie psychique volontaire »(4), l’œuvre de Pascal Navarro déplace d’entrée de jeu le processus de révélation hors du champ du langage, préférant une révélation par contact. C’est à la lumière corrosive de ramener les effets du temps dans les encres, de replacer les œuvres dans le mouvement du sablier auquel nous voulions soustraire notre vue, lui remettant son poids de ruine. Ailleurs, les ESPACESPAGES de Blanca Casas Brullet font l’équivalence entre le blanc des murs et celui de la page, tous deux lieux de manifestation de l’absence, terrains de bataille pour la mémoire ; tandis que ses Brouillons de brouillons font du principe même de pliage une suspension méticuleuse de l’état du papier, – soit un arrêt ; de même que nos échecs chiffonnés sectionnent dans le temps. On suit alors les artistes dans leur mouvement de recul, sinon leur retrait, face à l’influence de l’image. La qualité picturale d’une œuvre excite le versant tactile d’un œil à qui ne suffit plus la vision.
Les surfaces se refont sensibles, les paupières se ferment, les images lentement se dissolvent, et nous accédons – pour reprendre l’expression de Pierre Fédida –, à la métaphore sensorielle de leur visage.
(1) Cf. Max Milner, On est prié de fermer les yeux. Le Regard interdit, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », Paris, 1991.
(2) Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi (1994), Gallimard, Coll. « Folio », no 2839, Paris, 2016, p.232.
(3) Pierre Fédida, « Le souffle indistinct de l’image », dans Le site de l’étranger. La Situation psychanalytique, Paris, PUF, coll. Psychopathologie, 1995, p. 188. Pierre Fédida est une figure omniprésente – hantologique presque – dans le travail de Marie Cantos.
(4)Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi (1994), Gallimard, Coll. « Folio », no 2839, Paris, 2016, p.12.