La performance a une histoire et une mémoire, particulièrement celles des artistes-femmes qui ont combattu dès les années 1960 pour le droit à l’histoire en faisant de leur corps la matière première de leur art. Face à la télévision et à la passivité qu’elle engendrait, l’enjeu était de questionner l’image par l’action, de bousculer ses hiérarchies, de produire des situations nouvelles de regard par l’expérimentation de l’intime que permettait la vidéo. Dans l’Espagne de Franco, puis dans l’Espagne des années 1980, les performances d’Esther Ferrer risquent ainsi, par le travail sur toutes les parties de son corps, la relation du spectateur à la représentation, l’image d’un corps ordinaire de femme contre l’esthétique dominante.
L’exposition est construite sur la réactivation de la performance historique réalisée à Madrid en 1984 lors d’un festival consacré à la vidéo, qui donne son titre à l’exposition, et sur sa résonnance aujourd’hui avec le questionnement réinventé d’une jeune génération d’artistes. En habitant l’exposition des différents espaces de la Maison Bernard Anthonioz – la maison de retraite des artistes, la bibliothèque, le parc, les résidences d’artistes -, Anna Byskov, Tacita Dean, Lidwine Prolonge, Laure Prouvost, Hélène Delprat, Cally Spooner collectent l’histoire, la mémoire et la réceptivité, intérieure et extérieure du lieu, en archives à imaginer dans l’expérience de leur corps et de celui des visiteurs.
En préambule, la collection d’Autoportraits dans le temps (1981-2014) d’Esther Ferrer, déployés en livres accordéon. Pour le visiteur qui suit, le long du couloir, l’alignement de ces portraits composés par l’accolement de deux moitiés dissymétriques où le temps s’insinue en acteur majeur de l’identité, la métaphore se révèle autant politique qu’existentielle sur l’image du corps de la femme dans nos sociétés.
Maquettes inédites, photographies, partitions dessinées, vidéos, textes préparatoires réactualisent l’avant et l’après de la performance, menée dans une économie formelle où l’humour et l’ironie se mêlent à l’absurde : la bande son du concert ZAJ égrène les minutes qui scandent la répétition de l’action et l’image de l’artiste captée et diffusée en direct alterné sur quatre moniteurs ; l’artiste intervient sur les moniteurs avec du scotch noir, y dessine la tête d’un spectateur « congelée » par la caméra. En donnant à voir, sans en faire une archive, une performance historique dont « toutes les versions sont valables y compris celle-là », l’artiste confronte le visiteur, au présent comme à une mémoire réelle ou à imaginer, à la partition d’un récit en écarts, d’un jeu de théorie critique qui interroge autant les mutations de l’image dans nos sociétés que celles du regard sur les corps, celui de l’artiste et celui du visiteur.
Rêver et participer à un autre régime du regard et de la vie, à une narration où chacun est invité à faire sens dans un entremêlement sensible des points de vue, c’est la voie que propose Cally Spooner dans une parodie poussée à l’absurde de notre société par l’exposition de fragments, en cours d’élaboration, d’un roman multi-sensoriel, Chronic Stress.
L’empreinte, fondue en argent, d’un morceau de savon que tient des heures durant un performeur (MM14H, 2018) très ordinaire, concentré dans une anxiété discrète, devient accessoire et métaphore d’une charge contre la valeur et l’exigence de performance, la normativité temporelle, la financiarisation et la marchandisation de la vie.
Sons, dessins, partitions, textes, photographies échangées sur le téléphone … dénoncent la violence invisible du numérique, incriminent le stress quotidien de la grande ville, en chorégraphient la corrosion de la parole et du langage, les commotions corporelles et comportementales infligées par la gestion technologique et financière, appelant l’artiste à créer des états de conscience actifs.
Qui participe ? Qui regarde qui ? la question traverse l’exposition. L’installation Looking at you looking at us de Laure Prouvost la reprend à sa manière. L’auto-filmage, en écho des peintures de nus féminins de Madeleine Smith-Champion du début du XXe siècle, réinvestit la dénonciation de l’image muséale et publicitaire du corps nu des femmes, historiquement exclues de la création artistique et de sa reconnaissance, confinées aux travaux dits féminins. Une vidéo de l’artiste, campée, nue, dans le geste typiquement masculin de la projection en avant de son jet d’urine, s’insère dans une tapisserie de Flandres. De l’image du Manneken Piss à la femme adulte pissant, l’humour joue gaiement l’irrévérence ; l’ironie défie le regard du spectateur, l’intégrant dans une position de voyeur.
En correspondance avec les performances d’Esther Ferrer, l’installation peut aussi être comprise dans son historicité, l’investissement par les artistes femmes de l’outil vidéo et de la performance dans le renversement symbolique du regard et de la représentation des hiérarchies et des valeurs masculines dominantes par la mise en action et en image de la frontalité du rapport au corps.
L’exposition fait résonner l’histoire et la mémoire des premières occupantes de la Maison Bernard Anthonioz, Madeleine Smith-Champion et Jeanne Champion, avec la représentation actuelle des particularités contemporaines du lieu. Anna Byskov, dont l’atelier est situé dans le parc, et Lidwine Prolonge, venue en résidence dans le centre d’art, en ont exploré les espaces, se sont plongées dans la bibliothèque et les archives des deux sœurs. Elles en ont tiré des récits morcelés qui mêlent, dans et hors des salles d’exposition, réalités paysagère et architecturale et fiction, histoires de vie et performances, la mémoire imaginée de Watteau autour d’un projet de route coupant le parc.
Lidwine Prolonge invente un Cinéma des sœurs Smith qu’elle déploie en de multiples propositions, intérieures et extérieures. Dans les salles d’exposition, les accessoires d’un film possible du lieu et des projections vidéo. Sur le mur écran, une conférence-performance s’écrit, se corrige, se modifie ligne par ligne : « Vous venez d’entrer dans la pièce. / (les choses sont doubles) / Il fait légèrement froid non ? ». Le texte implique le spectateur qui regarde « Ici et maintenant » les personnages qu’on « voit entrer […] dans une pièce ». Sur un autre mur, le rythme d’une architecture, le vidéoprojecteur calé sur L’audio-vision de Michel Chion, une invitation à se saisir du film, à sortir dans le parc ou considérer les accessoires arrangés sur une étagère, photos, livres et objets tirés de la bibliothèque ou d’une autre pièce de vie, Fantômas, L’homme fantôme d’une collection populaire ?
Entre l’artiste et le visiteur, se glissent de multiples tuilages mentaux et cinématographiques, éléments d’un film à venir ou à faire, familier et insaisissable : « Raconter le tournage du clip dans la bibliothèque, voilà. Le titre dirait ça. Et on pourrait avoir l’espace de la projection et l’espace du discours : Le temps et les espaces qui se dédoublent, symétrie. La conférence de ce jour porte sur les emboitements de double. »
Du cinéma au théâtre, ou plutôt à la théâtralisation en suspens d’une bibliothèque invisible. Sur écran, Anna Byskov se met en scène dans une adresse au visiteur, discours plausible et absurde, J’ai mangé un diamant en chocolat dans les grandes herbes du jardin ; elle élève un patchwork de la bibliothèque inaccessible au public, une mosaïque des histoires anciennes et récentes, des récits oraux, comme un grand rideau de scène, plaqué sur la fenêtre du vestibule, qui joue des déséquilibres et des fragilités.
De l’homme fantôme du Cinéma des sœurs Smith aux fantômes littéraires, il n’y a que quelques marches. Le visiteur prend la pose devant l’écran. Son ombre en miroir entre dans le Dialogue des morts : « Je suis dépossédé. D’accord, je suis dépossédé. Je n’ai plus de parties. Ça veut dire : mes rapports caractéristiques cessent d’être effectués. Ça veut dire tout ça, mais rien que ça. Alors qu’est ce que ça n’empêche pas la mort ? » (Gilles Deleuze, Spinoza, Cours du 17/03/81). Hélène Delprat se filme, costumée, incarnant différents personnages mythologiques, sur les dialogues croisés de Diogène, Ménippe, Socrate, Glaucon, Téléphron, Ulysse… au milieu des ombres des morts qui s’approchent en foule, sur les voix off de Gilles Deleuze, Hugo Ball (Karawané), Samuel Beckett (Nouvelles et Textes pour rien).
Inspiré du Dialogue des Morts de Lucien de Samosate et du Chant XI de L’Odyssée, monté en forme de chants, épopée, théâtre antique ou livre d’heures, le film interroge l’expérience de la mort, grinçante et sensible, tout autant qu’il pose la question de l’enregistrement de la mémoire, de l’identité, du parcours et de la possibilité du film.
L’expérimentation cinématographique se prolonge à l’étage avec la ritualisation du film de Tacita Dean, Event for a Stage : salle obscure et projection à heures fixes, son caractéristique du défilement du film d’un projecteur 16 mm. Le film a été réalisé lors de quatre performances publiques pendant la Biennale de Sidney. Il construit, « dans une relation complexe qui ne cesse d’interroger ses propres cadres », l’expérience d’un face-à-face entre l’artiste, un acteur (Stephen Dillane), le public et l’équipe de tournage : « Je suis un acteur qui joue le rôle d’un acteur sur cette scène ! […] L’artiste m’a dit qu’elle […] essaie de filmer un processus, un art, une profession. Elle s’intéresse à ce qu’elle appelle la ’conscience de soi’. »
La performance est rendue par un montage qui perturbe les repères, multiplie les points de vues, les cadrages, les éclairages, joue sur la confusion des rôles et des temps performés, met en doute l’image, ni trace, ni archive, ni finalité et tout à la fois. Le texte mêle le récit personnel de l’acteur, les injonctions de l’artiste, le discours sur le statut de l’acteur en performance, sur « la pellicule de protection » qui protège l’acteur et les spectateurs et « avant tout la magie de la suspension d’incrédulité qu’est le théâtre ».
Au sortir de la salle obscure, La voix, une autre partie du Cinéma des sœurs Smith, parcours audio de Lidwine Prolonge, invite le visiteur à sa propre performance, doublant sa visite, hors des œuvres, casque sur les oreilles, dans un parcours hypnotique, un storyboard audio fantasmé au gré de ses pas, de ses arrêts, de ses mouvements, un parcours à sentir et à composer, entre expérience et fiction, dans de multiples allers-retours entre l’extérieur et l’intérieur, les bâtiments et le parc, la mémoire des deux sœurs, des occupants de la maison de retraite, jusque devant l’autoportrait de Madeleine Champion-Smith peignant dans le parc.
Dans le parcours en abîme de la Maison Bernard Anthonioz imaginé par la commissaire Mathilde Roman, Performance TV implique le visiteur et trouble ses repères dans une interrogation sur la mise en scène et les différents régimes du regard, sur le corps féminin performé dans une économie dominée par la norme, performances de femmes comme une preuve que la liberté des corps et des images est encore à gagner et invites à la mutation des regards et à l’action dans l’histoire et maintenant.