« Monumenta 2010 », pour cette troisième édition, n’a jamais si bien porté son nom. Sous l’immense nef du Grand Palais, Christian Boltanski a créé une installation gigantesque, appelée « Personnes ».
La surprise provoquée par le choc visuel de la découverte est amplifiée par de puissantes résonances sourdes métalliques, omni-présentes. Aussi par le froid ambiant, résolument voulu par l’auteur. Si la mise en scène est spectaculaire, difficile de rester simple spectateur. Avec effroi et fascination, on est peu à peu envahi par toute une gamme de sentiments et de constats : l’abandon, la fragilité humaine, la condition mortelle, le destin inéluctable, l’égalité de tous devant la mort, qui plonge toute personne dans un anonymat collectif « Personnes »
Autant de thèmes qui tissent l’ensemble de l’œuvre de Boltanski. Mais au fur et à mesure que les années passent, il se fait toujours plus insistant, et surtout cette fois, on reste confondu devant le gigantisme, la radicalité et l’humilité des moyens déployés dans une solennelle démonstration.
Dès l’entrée dans le Grand Palais, alors que la lumière blafarde de l’hiver tombe de la splendide verrière, le regard est d’abord happé par le sol : disposés entre des alignements de poteaux métalliques, des milliers de vêtements multicolores abandonnés jonchent toute l’étendue de la nef principale – sur près de 200 mètres, on ne voit que vêtements ouverts, déployés, éparpillés, jetés en désordre les uns sur les autres. Mais ils sont sagement contenus à l’intérieur de rectangles stricts, dont les frontières sont matérialisées par des lignes sur le sol, et par les poteaux dressés aux angles. Les poteaux sont rouillés, le temps a fait son œuvre. Les murs d’enceinte ont disparu. Et tous ces oripeaux amoncelés, usagés mais plutôt en bon état, semblent encore chauds des corps qui viendraient de les quitter. Comme si une épouvantable catastrophe venait tout juste de se produire, entrainant la dématérialisation brutale de tous ces corps qui quelques instants auparavant habitaient encore leurs vêtements.
D’autant plus qu’en déambulant dans les allées, au niveau de chaque poteau, on entend le son de différents battements de cœur – (Christian Boltanski, grand collecteur de traces d’humanité, en fait enregistrer depuis des années pour installer des « archives du cœur » dans une île japonaise). Les corps individuels ont disparu, ils ne subsistent qu’à l’état de ces traces mémorielles, avec tout ce que représente le vêtement sur le plan social et individuel – marque d’une appartenance sociale mais aussi du sexe, de la forme ou de l’odeur d’une personne. Mais la vie est encore présente, ténue, obsédante. Cet ensemble de cœurs anonymes refuse obstinément de s’arrêter.
En second plan, sous la coupole principale se dresse un énorme amoncellement de vêtements, entassés en pyramide sur plusieurs mètres de haut – une vraie décharge – est-ce l’étape ultime pour tous ceux qui sont épars sous la nef ? – Ici ce dépotoir est soumis à l’action d’une grue dotée d’un grappin à cinq branches. Il monte et descend, s’ouvre et se referme. Seul élément mobile dans cette gigantesque étendue de vêtements inertes, le mouvement de ce grappin capte toute l’attention. C’est de ce mécanisme que part le son d’usine, métallique et sourd qui envahit la nef – un travail incessant, qui ne s’arrête jamais. On est littéralement projeté sur un chantier de déblaiement, où tout doit disparaitre – L’étape qui précède l’incinérateur et la destruction finale de toutes les traces. L’ensemble du dispositif visuel et sonore produit un effet quasiment hypnotique, qui oblige à suivre toutes les étapes de ce mouvement.
Avec la régularité d’un mécanisme implacable, le grappin descend lentement du plus haut sommet de la verrière, sous le dôme central. Parvenues au sommet de la pile, les cinq branches s’ouvrent, saisissent au hasard un bloc de vêtements, et se referment aussitôt. Et le grappin remonte peu à peu avec sa prise. Au plus haut, il s’ouvre brutalement et les vêtements soudain relâchés volent un instant avant de s’échouer sur la pile d’origine. Et le mouvement recommence. Par moments, la prise ne convient pas et le grappin s’y reprend à deux fois. Mais il reprend bientôt son ascension, lesté de son dû, selon un mouvement inexorable.
Christian Boltanski évoque « le doigt de Dieu ». La métaphore est chère à cet artiste qui a plongé dès son enfance dans les préoccupations religieuses. Mais cette mise en scène provocante et spectaculaire place cette question au centre de son installation. Dans l’immensité du Grand Palais, ce « doigt de Dieu » mobile est le point vers lequel tout converge, au sommet de cette décharge pyramidale, comme s’il dominait une sorte de « Jugement dernier ». Sauf que nul salut ni rédemption n’est à espèrer. Telle une menace venue du ciel, « le doigt de Dieu » plane au dessus ces misérables dépouilles d’humanité, figure d’un oiseau de proie, vorace, et jamais rassasié, d’un monstre mécanique aveugle, aux crochets acérés, impitoyables, frappant au hasard, littéralement « dans le tas », ne faisant qu’une bouchée des pauvres restes de vie humaine. Et rien ne peut arrêter la fatalité de cette dévoration.
Saisissante évocation de la mort aléatoire, de l’inéluctabilité du destin, d’une divinité indifférente, impassible devant la souffrance humaine, machine broyeuse dont le grincement emplit le ciel.
C’est aussi pour Boltanski l’image du premier cercle de l’Enfer de Dante, l’entrée dans « la cité dolente », où l’on va « dans l’éternelle douleur, parmi la gent perdue » – « Vous qui entrez ici laissez toute espérance », écrit Dante.
Au cœur de cette installation surgissent les images les plus terribles de notre histoire – celles de la Shoah et des camps de concentration s’imposent comme une évidence (surtout de la part d’un artiste né au cœur de cette abomination à laquelle il se réfère souvent). Mais comment ne pas voir en réalité tous ces massacres aveugles qui frappent régulièrement l’humanité, pour cause de guerres, d’attentats, de persécutions politiques ou religieuses, ou de catastrophe naturelle – par une étrange coïncidence, cette exposition est inaugurée le jour même du tremblement de terre qui ravage l’île d’Haiti. Ce qui pouvait faire figure d’évocation prend alors l’allure d’une prémonition, alors qu’un nouveau désastre aveugle a réduit à néant un si grand nombre de « personnes ».
La splendeur de la verrière du Grand Palais, la plus grande d’Europe, merveille architecturale, rend plus humble et plus misérable encore cet entassement de vêtements d’hommes et femmes sans qualité, traces anonymes, minimalistes, manipulés à leur insu par un impitoyable « doigt de Dieu ». Boltanski parle du Grand Palais comme d’un opéra dont son installation serait le livret. Pour le spectateur, c’est l’entrée dans une œuvre d’art total.
Une œuvre magistrale participe de l’histoire de son temps, en souligne la richesse ou la cruauté mais il en est peu qui mettent en scène les interrogations les plus cruciales sur la condition humaine avec une telle radicalité. Parce qu’elle nous impose de les revivre au plus profond de nous-mêmes, avec humilité, sans ménagement, celle que propose Christian Boltanski est vraiment « monumentale ».