A l’occasion de l’exposition monographique de Saint Etienne retour sur le travail pictural de Peter Halley. La galerie Xippas a exposé en juillet 2013 cinq toiles de cet artiste américain. Cinq toiles seulement suffisaient à occuper parfaitement le grand mur de la galerie.Cela non seulement en raison de leurs tailles assez imposantes (183 cm X 201 cm chacune) mais surtout de par le fort impact visuel de chacune d’entre elles. La description en trois mots, abstraction, géométrie, fluorescence, demande ensuite à être complétée et nuancée.
Que voit-on sur ces tableaux, qui datent tous de 2011 ? Bien que dotés chacun d’un titre singulier, ils sont composés de figures géométriques simples très semblables, tant par leurs formes que par leurs tailles et leur disposition dans le format. Ils font partie d’une série, ce qui nous conduira dans un second temps à examiner les différences.
La composition s’appuie toujours sur une bande colorée qui, en bas de la peinture, va d’un côté à l’autre. L’adjonction, au milieu de cette bande d’une autre, épaisse du tiers de la largeur de la première, allège la présence de l’aplat. Au dessus de cette assise, sont disposés sur fond noir, au centre de la composition, deux grands rectangles dénommés par l’artiste « Cells », cellules. Ils ne sont pas jointifs ; celui du bas repose sur le bandeau inférieur. Le rectangle supérieur est lui-même relié à la bande inférieure par deux « conduits » colorés (le terme est de l’auteur). Le conduit qui s’appuie au milieu gauche du quadrilatère effectue un angle droit avant de descendre vers le bas tandis que celui dont le point de jonction haut se situe sur le côté supérieur du rectangle ne dirige vers la base après deux changements de direction, toujours à 90°.
Dans trois des cinq peintures, l’un, l’autre ou les deux rectangles intègrent en leurs centres des « grilles » (un entour et trois horizontales) de couleurs contrastées. Toutes ces peintures ont été réalisées selon le même schéma et pourtant la perception de chacune d’entre elles s’avère différente en raison du choix de couleurs, de l’emploi de matières granuleuses ainsi que de leurs distributions des teintes dans l’une ou l’autre des figures géométriques.
Avant la mise en place des couleurs, l’épure linéaire installait déjà deux plans : le long bandeau inférieur étant interprété, selon la psychologie de la perception, comme en avant du plan des autres figures. Le choix des deux couleurs pour cette partie viendra conforter cette avancée fictive ou, pour le tableau The Science of Cool, amener le cerveau du regardeur à douter de l’interprétation de sa vision : le bandeau inférieur, qui usuellement matérialiserait le plan du tableau, semble cette fois en recul. L’orangé sans éclat, et surtout rayé d’une ligne parme de même valeur (dans l’échelle des gris), cède du terrain, sans s’enfoncer toutefois, devant l’avancée de la grille bleue entourée de jaune vif.
Deux choix délibérés, le fond noir d’un côté et l’emploi de couleurs fluorescentes de l’autre, permettent à Peter Halley de maximaliser la perception des effets spatiaux. Le noir va attirer vers lui les teintes sombres, comme le bleu-vert à droite dans The Loop, ou le carré peint en outremer dans The Dilemma. À l’inverse les surfaces peintes en acrylique Day-Glo avancent en avant du plan du tableau dans l’espace du spectateur. La réunion dans cette exposition de cinq peintures de même taille et construite sur un diagramme semblable conduit le regardeur attentif, celui qui prend le temps de s’arrêter pour penser ses sensations, à apprécier les subtilités spatiales de chaque œuvre. Si la fluorescence de la couleur est chaque fois utilisée, à côté de teintes usuelles de la gamme des acryliques, le choix du positionnement dans la composition permet de faire varier les effets spatiaux. Il faut pour chaque œuvre apprécier l’effet Push and Pull (selon la formulation de Hans Hofmann) résultant du contraste des plans de couleur juxtaposés ou superposés.
Peter Halley est un des artistes de renommée internationale qui, depuis de nombreuses années, tire parti des étonnantes intensités des couleurs fluorescentes. Né en 1953 à New York, il a pu dès sa sortie d’études artistiques (1978) utiliser ce type de pigments, même si ceux-ci étaient en vente dans des magasins fournissant des matériaux pour l’industrie et non dans ceux spécialisés pour les beaux-arts. Très tôt il intègre également à ses peintures un crépi synthétique, le Rol-a-Tex, qui donne aux surfaces ainsi traitées un petit relief et une matière légèrement granuleuse accrochant la lumière adjacente. Devant ces peintures intégrant des teintes fluorescentes, le visiteur éprouve un certain décalage par rapport à ses expériences habituelles en galerie ou au musée. Avec un peu de culture en Arts Plastiques, il comprend que le côté Pop qu’il ressent vient du souvenir des accroches publicitaires qu’il croise dans la rue et les vitrines des magasins. Ce renvoi entre le quotidien et l’art est maintenant connu. En revanche, les amateurs identifiant la nature différente des rayonnements lumineux produits par des acryliques normales et des acryliques Day-Glo sont peu nombreux.
Commençons par un rappel sur la perception des couleurs : dans la peinture The Dilemma, déjà citée, on repère un rectangle monochrome vert et un carré bleu parce que ces formes absorbent la plupart des longueurs d’onde émises par le soleil (ou des lampes installées) sauf une, soit le vert, soit le bleu. Celles-ci sont réfléchies vers nos yeux ; nous déclarons voir une surfaces verte et une autre bleue. La plupart du temps les couleurs que nous voyons sont donc des couleurs réfléchies. Il en va autrement avec les couleurs fluorescentes. Si, à la différence de la phosphorescence, la fluorescence a besoin de l’incidence d’un éclairage, elle ne résulte pas seulement de la réflection des rayons du soleil ou d’une lampe. La couleur fluorescente est produite par le corps lui-même ou la spécificité de la surface. Elle dépend de la structure physique et de la nature chimique de l’objet. Parvenant sur celui-ci, l’énergie du rayon de lumière, et particulièrement des ultraviolets contenus dans le rayonnement solaire, déplace les électrons. Ce déplacement provoque instantanément une libération de l’énergie électrique et magnétique (appelée par les scientifiques lumière froide) qui se traduit par un rayonnement lumineux que notre œil décèle. Une étendue fluorescente renvoie plus de lumière qu’elle n’en reçoit. Cette ?attirance visuelle peut déconcerter (çà fait mal aux yeux !) ou être appréciée lorsque les accords de couleurs sont mis en œuvre avec art. C’est le cas pour le bandeau jaune en bas du tableau et les trois surfaces peintes en rouge de The Dilemma. En raison de leurs propre luminescence et aussi à cause du contraste avec le fond noir, ces quatre étendues colorées avancent vers le regardeur. Toutes ont été savament dosées par l’artiste afin de créer une hiérarchie dans la perception de la profondeur fictive du tableau. Peter Halley, qui se revendique plus comme un peintre de la forme que de la ligne, choisit ses couleurs de manière plus émotionnele que rationelle. La comparaison des tableaux de cette série permet de prendre plaisir aux multiples différences installées dans un diagramme quasi identique. Tout un chacun peut faire ses choix. L’un peut préférer la franchise des rectangles jaune et rouge de Win Win, l’autre l’effet spatial complexe et varié de The Loop et un troisième les localisations incertaines repérées dans The Science of Cool.
Pour faire leurs choix, la plupart des regardeurs ne considèrent pas longtemps les aspects formels. Bien que ces tableaux soient à première vue abstraits, les visiteurs de l’exposition qui n’ont pas de pratiques plastiques projettent des significations sur les figures facilement nommables (carrés, rectangles,…). Plus rares sont ceux qui s’intéressent aux effets spatiaux ambigus dus au choix des couleurs remplissant les formes. Ainsi devant Perfect Sense, il est facile de parler des deux grilles (jaune en haut et rouge en bas) insérées dans les deux rectangles bleus, en faisant un rapprochement avec une architecture avec des soupirails ou des fenêtres. (Pour d’autres grilles, verticales cette fois, Peter Halley lui même emploie le terme de « prison ».) À l’inverse, il faut accepter de rester dans l’incertitude lorsqu’on repère, dans ce même tableau, l’étonnant effet spatial « du conduit » vert dans la partie droite de l’œuvre. Le point de départ ( ?) en bas est juste situé un peu en arrière de la base tandis que l’arrivée ( ?) en haut se situe en arrière du rectangle bleu supérieur qui donne lui-même s’impression de s’enfoncer dans le fond noir. L’ambiguité vient de l’abscence de torsion de la figure verte, qui peut être perçue alternativement comme s’inscrivant dans le plan et dans l’espace.
Comme on a pu l’entendre dans les dénominations des motifs récurrents de ses peintures par l’artiste lui-même, pour lui aussi les figures abstraites ont une réalité concrète susceptible de donner prise à une interprétation. Il a clairement exprimé dans des textes critiques les différences entre sa pratique (certains ont fait de lui le leader de la tendance Néo-Géo) et celles des premiers travaux de ses illustres prédécesseurs Frank Stella ou Donald Judd. Il a écrit qu’eux « prétendaient travailler avec des signifiants sans signifiés » mais que lui trouvait que leur travaux représentait « l’organisation sérielle des autoroutes et des télécommunications. ». Dès 1981, il écrivait dans son carnet « Je cherche à injecter dans le monde idéal de l’art géométrique une trace de ce paysage social. » Le diagramme des tableaux n’est pas sans parenté avec les schémas présentant soit des circulations à l’intérieur d’une ville, soit les relations entre les éléments contitutifs des systèmes informatiques, ou encore les flux de communication à l’intérieur d’une société structurée. Dans le tableau que nous venons d’examiner, le rapprochement avec l’organisation sociale peut se faire par la référence à l’architecture (structures superposées, fénêtres, grilles, etc.) mais aussi plus subtilement par la forme verte, qui, comme beaucoup de gens (ou de sociétés), a le pied dans un monde et la tête dans l’autre. Bien que ces créations soient sans marques du moi de l’artiste – par une « facture improvisée », la répétition récurrentes de certaines formes établit une incription psychologique personnelle : « La cellule c’est moi. La prison c’est moi. Le moi est caché, contenu. » Il faudrait ajouter que l’artiste n’est pas seulement présent dans les formes qu’il met consciement en place mais aussi, et surtout, dans les lieux où son inconcient trouve à se projeter : les espaces entre celles-ci. Sous l’apparente rigueur de la distribution des figures se cache la psychologie et la sociologie d’un individu complexe.
Petite remarque au passage : Peter Halley, comme d’autres artistes aux USA, a conduit, à côté de sa pratique de la peinture, une importante activité de critique en plus des entretiens qu’il a accordés. Un livre, Selected Essays 1981-2001, publié cette année aux éditions Edgewise, regroupe ses premiers textes, les plus polémiques. Il reprenait certaines de ses idées dans deux communications, traduites en français, et parues dans Rue Descartes/16, Pratiques abstraites, Puf, 1997 : « Itinéraire d’un peintre abstrait » et « Le sujet de l’abstraction » ; les citations dans ce texte en sont extraites.
On peut s’accorder avec lui sur beaucoup de points de son analyse de la place et du rôle de l’abstraction aujourd’hui. Il est important de dire et de redire certaines évidences, puisqu’elles n’ont pas été intégrées par le public, ni même une large part du monde intellectuel. Dans les deux cas, la difficulté à mettre des mots sur ce qui est vu bloque la compréhension de l’au-delà du percept. L’abstraction ne représente pas le monde visible ; pourtant elle figure de manière méthaphorique certaines structures latentes d’une société à un temps donné. Cela se passe par delà la volonté des créateurs eux-mêmes et donc que leurs déclarations sous forme de manifestes ou lors des interviews. Sauf bien sûr pour les plus clairvoyants et Peter Halley est de ceux là,. Citons-le encore : « Les théories secrètes attachées à toutes ces œuvres fonctionnaient avant tout pour cacher le fait qu’elles représentaient une histoire du changement techno-culturel de notre siècle, une histoire qui était incarnée par ceux-là mêmes qui soutenaient et légitimaient cet art sans vouloir le discuter. » Quels changements s’opèrent de nos jours ?
Si on cherche à aller au delà des évidences, regarder ces cinq peintures s’avère plus complexe qu’il n’y paraît. Le rapprochement que l’on voudrait faire avec les artistes de l’art antérieur, abstraction géométrique, art concret, minimal art, etc. est plus complexe qu’il semblait de prime abord. L’abstraction de ces peintures n’est plus tout à fait évidente et dénonce par là certains parti-pris radicaux antérieurs. Malgré l’emploi généralisé des couleurs fluorescentes, le rapprochement avec le Pop Art n’est qu’allusif ; on peut constater au passage que Peter Halley, contairement à d’autres artistes utilisant de la peinture fluo (Andy Warhol, Yayoi Kusama, Keith Sonnier, Régine Schuman, etc.), ne prévoit pas de maximaliser les effets de celle-ci par l’adjonction d’un éclairage ultra violet, qui renforcerait le décalage de ces œuvres avec la réalité et la tradition picturale. La dernière ambiguité mise en place, et non des moindres, est cette présence/absence de l’auteur dans son art. La facture quasi industrielle et la recherche des possibles compositions sur un ordinateur n’entament pas l’implication personnelle du créateur. Le choix de continuer à créer avec la peinture comme médium, malgré la défiance exprimée par certains, marque une confiance dans les expériences menées en atelier depuis de longues années. Par la répétition, cette pratique, plus que d’autres, permet la révélation de l’artiste à lui-même. Lorque cette condition nécessaire est réalisée, Peter Halley s’autorise à proposer ses peintures aux regardeurs, qui peuvent à leur tour espérer quelques révélations. La fonction critique de cet article est de mettre le lecteur sur la piste de quelques unes…