PHILIPPE COGNÉE. »CARCASSES » à la GALERIE TEMPLON

« Toute chair est périssable. Tout être vivant est condamné à mort. Cette évidence ontologique hante les artistes, surtout les plasticiens qui se coltinent avec une matière en acte, à former, pétrir, peindre, sculpter. Le plus souvent avec l’espoir de la faire échapper à sa temporalité, à cette même condition mortelle.

La toute dernière exposition de Philippe Cognée à la Galerie Templon de Paris projette le spectateur au cœur du paradigme vie/mort. Trente-six toiles de même taille (raisonnable 75 cm x 47, 5 cm) sont sagement disposées l’une à côté de l’autre tout autour de la salle. D’abord on est saisi par la violence de l’effet couleur : entre des touches de bleu-gris, et les sols jaunâtre, le rouge sombre domine, puis le blanc et le noir. Les trois couleurs de base de la peinture depuis la nuit des temps. On entre dans la trilogie primordiale : la vie et le sang, (Adam est l’homme rouge), la lumière irradiante, la ténèbre et la mort.

Or c’est cette dernière qui prévaut. Car nous déambulons au cœur d’un abattoir, dans la chambre froide de la conservation, alors que le couteau sacrificiel a déjà fait son œuvre. Rouge de la chair ouverte et sanglante, blanc des graisses, noir des béances et des ombres. Etonnante vision : surgissent en séries des carcasses de bovins, écorchés, suspendus par leurs pattes arrière, à la verticale. De profil, de face, isolés, appareillés, de trois quart, alignés, serrés l’un contre l’autre. Comme dans un film dont les sujets sont figés à jamais dans l’immobilité, les trente six toiles déploient une multiplicité d’angles et de points de vue sur ce thème unique de la mort de la chair. Carcasses offertes à la consommation future. On connaît les lois du grand cycle de la nature, l’entretien de la vie d’une espèce animale par la mort d’une autre.

Il y a six /sept ans que Philippe Cognée a pénétré un petit matin dans une entreprise de boucherie industrielle pour assister à l’abattage des bêtes. Dans le catalogue de l’exposition « Carcasses », (1) avec un mélange d’horreur fascinée et d’observation clinique, il évoque l’arrivée des bêtes embarquées d’emblée dans un dédale labyrinthique où « elles ne peuvent plus qu’attendre et avancer » vers l’espace réduit où elles seront électrocutées. Puis ces « masses monumentales, tête ballante, langue pendante » sont achevées par le long couteau du boucher. « Pieds tranchés. Animal vidé et dépecé, suspendu. Une autre bête arrive ».
C’est la chaîne de la mort.

Depuis Rembrandt ou plus proche de nous, Soutine, le « bœuf écorché » a pris sa place parmi les thèmes picturaux. Mais l’effet de sérialité de ses 36 toiles et la technique picturale de Philippe Cognée transportent dans un tout autre univers que celui des anciennes natures mortes. Ici plus d’animal isolé, tout dégouttant de sang, arraché la veille à son pré. Ici nous sommes dans les chaînes de production nécessaires à la société de consommation. Tout est aseptisé, les sols sont propres, les bêtes bien alignées, prêtes à être débitées en quartiers. Avec sa technique particulière de peinture à la cire savamment travaillée sur des projections photographiques, Philippe Cognée fluidifie les contours, estompe la brutalité du choc de la matière. En 1925, Soutine peignait ses cadavres de bœufs à même son atelier et rajoutait du sang frais sur ses modèles pour raviver les rouges. Ici l’effet réaliste de la graisse animale et des chairs sanguinolentes disparaît dans les a-plats de masse colorée blanches et rouges, comme si la chair devenue viande était déjà mise sous cellophane, selon les normes d’hygiène, pour l’étal des supermarchés.

Est-ce pour donner une vision esthétique de la mort ? Pour mieux la tenir à distance ?
Qui a suivi ses expositions sait que Philippe Cognée aime aussi à peindre les villes, pour leur architecture : sont apparues Rome, Le Caire, Honk-Hong. Mais nul n’ignore que dans son œuvre toujours la mort rôde. Les silhouettes des villes s’estompent dans le souvenir, dévorées par le temps. Sa précédente exposition, « Blossom » dans la même galerie Templon montrait des crânes jonchant le sol, semblables à des fleurs. Aimables, apprivoisés, se référant au décor des anciennes vanités, mais s’exhibant comme tels.
Il y a cinq/six ans, pour participer à mon émission « Clin d’œil » sur France-Culture, Philippe Cognée choisi d’évoquer une peinture majeure, qui l’avait beaucoup marqué : le « Saturne » de Goya, vision de cauchemar, tête de monstre à la gueule grande ouverte, dévorant son enfant, dont le corps est à demi englouti.

Fascination de la mort, de l’abattage à la chaîne, des bêtes, des hommes… Dévoration inéluctable d’une espèce par l’autre. Pour Merleau-Ponty, le peintre « toujours souverain dans sa vision du monde apporte son corps pour changer le monde en peinture ».
Aussi pour dire, inlassablement, le vertige de sa résistance à l’engloutissement dans le temps.