Philippe Magnier. Si près, si loin, note sur un artiste aux mains multiples

« Je suis parti dans les bois parce que je désirais vivre de manière réfléchie, affronter seulement les faits essentiels de la vie »

Henri David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois

Nous avons interviewé un artiste peintre, dessinateur éphémère, graveur, ermite dans sa ville du Nord (Dunkerque) aimé et choyé par les jeunes artistes et les amis plasticiens de la région Hauts de France et d’ailleurs mais inconnu – par son choix – au monde des galeries, des monstrations, etc. Pour ça nous avons emprunté – avec crainte et réticence – la sensibilité et l’art du géographe, car nous avons jugé essentiel avoir des armes interprétatives nouvelles pour érafler le mystère d’un artiste secret et réservé, un peintre en homme romantique – parti dans les bois – : Philippe Magnier voyageur autour de sa chaise qui affronte les vagues de la mer du Nord avec l’espoir de l’arc en ciel dans sa peinture. 

Mais le géographe observe objectivement et globalement, alors que le peintre recompose de mémoire sa vision en triant des impressions subjectives perçues le plus souvent sous un angle réduit. La suppression ou l’adjonction de détails par l’artiste, sa recherche de l’exactitude intérieure et de la sensation vécue et enfin la stylisation conduisant à l’abstraction, créent un langage spécial, car chaque peintre possède un type original de perception.

Le tableau fait pénétrer dans le domaine de la dialectique du réel et de l’imaginaire, le peintre étant un médiateur qui cristallise des impressions vécues et non comprises objectivement. Tout paraît donc distinguer le scientifique et l’artiste, dont la vision très subjective peut cependant vivifier l’observation objective, car elle semble recharger l’énergie naturelle de son paysage si intime.

Cette énergie est la vision dont on lit en transparence la texture chez Philippe Magnier et son territoire. On ne peut pas séparer la narration d’un monde vivant (ville en évolution, Dunkerque change) et la peinture de cet artiste fidèle à soi-même lié à son environnement et à son dialogue intime, qui transmet sous forme de couleurs en liberté. Rebel, anarchisant, jamais indifférent, Philippe Magnier construit un dispositif pictural dense de matière et de sens où il faut lire en passant dans la lumière presque solidifiée sur tous les formats de ses peintures à l’huile. Son médium est une série de tissus occasionnels, domestiques, pauvres (chiffons, canevas, toiles usées…) qu’on abandonne durant les rituels ou les pratiques du maintien) 

Sur ces trames on dirait qu’il n’y a pas de dessin : un fourvoiement car on doit voir plus loin comme Christian Boltanski qui se disait « peintre » : […] La seule manière (ce que forcément, la photographie ne peut pas faire) de donner vie, de rendre physique quelque chose qui n’est plus que dans la tête, dans la mémoire, c’est par le dessin, éventuellement la peinture ou la sculpture. Mais le dessin me semble plus direct. La beauté du dessin, c’est qu’il demande le moins de moyens, c’est vraiment le plus pauvre des arts : un petit bout de papier et une mine, l’art le plus minimal. Je crois qu’effectivement l’émotion […] vient souvent de l’importance que l’on donne à quelque chose, et de la faiblesse du moyen que l’on utilise pour dire cette chose… Parfois, c’est un vieux morceau de papier de récupération que les artistes ont trouvé par hasard et un tout petit crayon de dix centimètres, mais avec ça, ils vont essayer de montrer la cosmogonie, l’image de Dieu, les choses les plus gigantesques avec les moyens les plus faibles. L’émotion naît de cet écart entre le désir de dire quelque chose et la pauvreté des moyens que l’on a […] (Dominique Radrizzani, Le dessin impossible de Christian Boltanski, entretien et documents).

Pour Philippe Magnier, questionné sur le sujet et en accord avec Boltanski, que des dessins préparatoires pour une grande aventure, surgie de l’instant ; éléments du rapport avec son environnement même intérieur. Ces avant-coureurs sont l’« avant » de l’œuvre qui se dit spontanée mais qui est chronologiquement un « après » puisant dans ses émotions. Ceci est le rapport entre l’artiste Magnier et ses dessins inconnus au public, intimes. Par conséquent, le dessin devient pour lui un art minimal qui fait exploser les contradictions de la vie mais surtout sa poésie. À ce propos un « critique » différent : l’écrivain Italo Calvino, très proche dans sa poétique aux artistes contemporains, qui va plus loin car pour lui l’émotion naît de l’écart entre l’image et son substrat invisible :

[…] Tout désir trace en nous un dessin, une ligne qui monte et ondoie et parfois se dissout. […]  Le dessin est un art qui suscite l’émotion de faire partie du dessin du monde tracé par l’œuvre des jours et la production d’innombrables formes et figures : au cœur du dessin de la vie, art suprême » (Italo Calvino, Rapidité, in Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire) Ainsi la lumière dans la couleur est cette émotion qui explose dans les peintures de Philippe Magnier. Il nous l’a dit : « Au début, il y a toujours l’intuition instantanée, l’intuition-image, le dessin, qui va développer sa potentialité implicite, le récit qu’elle porte en elle en mode palimpseste ». Derrière sa griffe d’ours dans le miel des coulées de la couleur, une narration complexe. Il cite aussi Van Gogh (Lettre à sa sœur Willemine) « … Quand on a en soi le feu et l’âme, on ne peut pas les réprimer… » Magnier dit : « Je fouille inlassablement le visible avec l’invisible, je suis un déserteur de cette vie moderne, je résiste dans la vie. L’atelier, ne serait-il pas le lieu où je suis seul ? Dans une solitude choisie, qui est ma voie : celle d’une voie de réalisation de soi. Je suis dans une fuite, non pas pour vous quitter, mais pour mieux vous rejoindre. J’œuvre pour œuvrer ! »  

Ouvrier de la peinture comme il se définit lui-même, travailleur sans préjugés mais aristocrate artiste depuis son adolescence, il incarne le célèbre « Esprit dunkerquois » des Flamands qui s’opposent toujours à quelque chose. Ceci, depuis la création du monde nordiste, contre le vent et les caprices de la mer du Nord, un paysage de crise (la pluie, le brouillard, la lumière éclatante, les humours d’un ciel étonnant, peuplé de nuages en guerre et en course) et « historique » peuplé de galions ventrus, bateaux de corsaires du roi Soleil, marins féroces. Parmi lesquels (armateurs, négriers…) leur saint protecteur ce Jean Bart corsaire du roi. La lumière se concrétise en matière aux couleurs changeantes chez l’artiste comme un coup de couteau qui s’anéantit dans le rouge, hurlant dans la mer et giclant vers le ciel où le vert joue en transparence des jaunes, violets : tous les basiques, terminus le noir. Voici la description des toiles de l’artiste qui nous oblige à lire tous ces paysages et ses dessins évanescents. Nous y sommes, puis l’artiste raconte des histoires en unisson avec son territoire. Histoires donnant une lumière et une tournure enfuies dans les reflets des marécages touffus, le vert sombre des maquis serrés et les teints clairs des dunes, les tourbières où se dessinent les silhouettes des hauts fourneaux, les tours des industries et de la centrale nucléaire de Gravelines. Un monde d’artistes pêcheurs comme le maitre Van Eecke, maintenant ouvriers, jadis embarqués pour Terre-Neuve (ou les îles fantômes) sans espoir de survie et inventeurs du carnaval, cérémonie et rite funèbre, buvant et chantant à la suite d’une religion marine d’anéantissement dans les débordements, pourtant intensément colorée, a contrario même joyeuse. Terrain d’inspiration de notre artiste, ce paysage se lit en émerveillement car contrecourant mais impressionnant notre imagination. On lui doit l’enquête « géographique » et une circonspecte insertion dans un monde besogneux de couleurs et d’émotions positives. 

Maria G. Vitali-Volant – Dunkerque,  juillet 2024

Philippe Magnier, 1954...
Ouvrier de la peinture.
Formation Beaux-Arts Saint Pol sur Mer, Dunkerque, Lille, Tourcoing.
Expositions : St. Pol sur Mer, Dunkerque Musée des Beaux Arts, Entrepôt des Tabacs, MJC de Rosendael, Coudekerque Branche, Gravelines Musée de l'Estampe, Bibliothèque universitaire de Dunkerque BULCO, St. Omer, Calais, Japon, Belgique, Allemagne, Finlande  Collections particulières, puis Belgique, Espagne, Suisse, Polynésie française.