Entre le témoignage du père, matricule 62426, sur la libération du camp de Mauthausen et le message final sur la réactivation des « corps trop âgés pour témoigner, corps amoureux séparés, corps malades de vraies pandémies, corps déportés ou toujours prisonniers, tous ces corps rendus obscènes par la force de l’oubli imposé », il est question de mémoire et d’histoire, de générations et de transmission.
La typographie, en décalages de couleurs, de graisses et de polices, la composition d’Alin Avila en éclats d’images et de textes, de références et de citations, invitent à une double lecture croisée, continue et hypertextuelle, une lecture réfléchie où se mêlent, en autant de sollicitations à ne pas laisser le passé prendre la fuite, le récit de l’autobiographie artistique et de l’engagement contre les dangereuses séductions des idéologies de la haine ; l’alliance des photographies et des textes y invalide, par la vivification d’un passé qui ne passe pas, les exactions programmées d’une droite et d’une extrême droite de plus en plus confondues dans leur surenchère de l’exclusion de tout ce qui ne serait pas un « nous », aujourd’hui malade de son intolérance et de ses falsifications.
Dans la diversité de leur format, de leur matérialité, de leur support et de leur traitement que suggèrent les reproductions, les séries photographiques manifestent le mal aux ancêtres – « le non-pensé trans-généalogique » – ; elles travaillent contre l’effacement des traces dans une éthique du souvenir et de l’oubli ; elles imagent et donnent une voix aux déportés anonymés, aux victimes inconnues, à tous les prisonniers en raison de leur identité religieuse, politique ou sexuelle, une voix à réveiller et à imaginer dans sa vérité historique et son intimité. « Sommes-nous les gardiens du passé de nos ancêtres ? », les derniers témoins de la mémoire et des silences « [… des] souffrances indicibles [… de] l’horreur à l’état brut » ?
Quand l’heure est au brouillage des horizons d’attente dans un présentisme où l’individualité est devenue autoréférente, où les rumeurs les plus absurdes et les plus désinformées prétendent s’édifier en pensée, le livre propose « d’engager sous toutes les formes artistiques et contre-idéologiques possibles de nécessaires resets de mémoire ».
Seconde génération. Comment porter l’ineffable de génération en génération, transmettre la voix des silences – les jours et les nuits du convoi vers Mauthausen, l’indécence, la promiscuité, la peur et le vacarme métallique des roues sur les rails, la mort en attente – ? Accepter et vivre en soi-même, « Toujours le bruit hérité de ces trains [qui] hante nos imaginaires de génération seconde » (série Trains), créer du traumatisme un espoir, le construire en partage. De l’album réalisé au retour du camp et détruit une décennie plus tard, les séries photographiques (L’album, L’album pola) révèlent la déchirure de l’absence, de la perte, de l’inoubliable inexprimable, dont il faut gérer le legs : « Ces albums à jamais désertés par des successions éteintes, ces généalogies épuisées. Je les ai reconvoquées, réactivées. »
À défaut de faire taire à jamais le désastre intérieur installé par les récits fragmentaires, individuels et collectifs, les images et les textes en deviennent le témoin, l’expression d’une mémoire qui se transmet, se vit presque dans les offenses du quotidien : « s’enterrer d’images » ou exhiber les preuves, exhumer et exhorter les traces, quand la société balbutie. Reprendre la lettre du père – Ils nous sont -, la reproduire sur des cartes postales anciennes où se lisent d’autres intimités, où se reconstruit, en pause du flux médiatique de l’insignifiance, la mémoire singulière et plurielle de l’hier et de l’aujourd’hui, un « comment être-là » ; l’artiste, l’historien et le philosophe y marchent main dans la main dans l’urgence du voir et du comprendre, dans l’édification d’un lieu de paroles communes ; ils tracent la cartographie de la mémoire et de l’oubli d’un siècle aux victimes inconnues : « L’important reste à chaque moment historique de trouver nos outils et instances de nomination » (Photographier contre l’oubli, Stolpersteine), de préserver, rendre présents et faire se questionner mutuellement archives et témoignages (CDrom Seconde génération de la déportation) en évitant le piège du « terrorisme technologique » et de l’obsolescence (Notes sur les CDrom perdus, Bienvenue dans le futur !), de repenser les formes cérémonielles et commémoratives, de réinventer la pédagogie et la muséification, de réimaginer la communication. En « négatif de [la] restauration des images que la seconde génération de la déportation a engagé », s’arrange alors un photolangage, un précipité de mémoire acquis à la pérennité dans la fusion de plaques de verre anonymes et de témoignages de la vie quotidienne de détenus (Carcérales).
En filigrane se pose alors la question de la capacité de la photographie, scrutant la mémoire des matières, des lieux et des personnes, à présenter et engager l’histoire (Passages de témoin) ; son pouvoir de construire une fiction véridique au-delà de la fragilité des témoignages. C’est le propos réussi du livre de briser les récits unanimistes par l’exploration des non-dits, des oublis, plus ou moins entretenus, de l’histoire et des mémoires collectives – les Tsiganes, les homosexuels, les internés des camps français en métropole et dans les colonies, toutes celles et ceux, qui, perçus dans leur étrangeté, sont persécutés et enfermés – ; d’opposer aux charlatans de la négation et du soupçon, dissimulés sous un prétendu ixième degré, l’image manifeste des lieux où s’aguerrit, hier aujourd’hui et demain, l’irrespect de l’humanité et de la personne.
Dans ces formes multiples d’une lutte en continue, qu’il réactive, le livre se déploie ainsi en récit, foisonnant, sensible et politique ; il questionne et bouscule, par l’acte photographique et les textes qu’il engage, les dangereuses complaisances de la pensée ; il réduit à leur inanité les chantres de la conspiration, du complot, de l’exclusion et appelle à l’urgence de l’éthique mémorielle et de l’action « Pour continuer d’aimer. »