« Pièce aveugle », l’exposition personnelle de Dominique Ghesquière à la Station et quatrième exposition de l’association depuis son emménagement récent aux abattoirs, est composée de quatre volumes dont trois ont été produits pour l’occasion. A l’entrée, on découvre un espace comme s’il était en travaux. Une ligne brisée de barrières Vauban sépare un échafaudage du reste de la salle, partagée aux deux tiers entre un tas de bois brûlé dans un coin et face à lui, dans un renfoncement, une table contre un mur surmontée d’un vase de tulipes fatiguées. Les teintes de l’ensemble sont désaturées, des niveaux de gris des barrières métalliques à ceux de l’échafaudage, ternes et mats. Le bouquet de tulipes est pâle jusqu’aux pistils des fleurs et les bûches sont carbonisées, noircies. Comme les figures de rhétorique peuvent user d’un décalage entre signifiant et signifié (« la terre est bleue comme une orange »), les pièces de Dominique Ghesquière jouent littéralement du fond et de la forme, de l’objet et de sa surface.
En longeant les « barrières » (2010), qui semblent interdire l’accès à l’échafaudage, on repère un décalage que l’œil avait en premier lieu interprété comme un effet de perspective : celles-ci sont réellement alignées par ordre décroissant, comme des poupées russes impossibles à emboîter, à attacher les unes aux autres. Un interstice flagrant entre deux de ces barrières invite à accéder à « échafaudage » (2003). Après le rapport d’échelle, un rapport de forces s’impose : la structure de cet échafaudage n’est pas en acier mais en béton. Si le béton armé est résistant, il devient fragile, cassant lorsqu’il n’est pas soutenu or ici, il est en position de soutenir. La structure légère et démontable se complique en un squelette fragile, qu’on suppose lourd et intransportable.
Il y a un contenant et un contenu dans « bouquet de tulipes » (2010). Tandis que le vase de porcelaine, un peu ébréché, est « naturellement » blanc, les tulipes défraîchies dont les lourdes têtes pointent vers le plateau – blanc – de la table sont albinos, dépigmentées, translucides. Ces fleurs à la pâleur maladive sont toutes identiques, moulées selon une esthétique hyperréaliste avec une fine matière plastique. Dans cette Vanité, le temps s’est figé non pas à l’acmé de leur beauté mais à un moment comique de leur déchéance, leurs tiges molles formant de piètres arcs. Pour cette pièce en particulier, l’artiste rappelle [dans le communiqué de presse] le titre de l’exposition : « Pièce aveugle » et induit un rapport de causalité. Fenêtres volontairement occultées, lumière artificielle, la blancheur du white cube inoculerait la photosynthèse. C’est sans doute une image.
Il n’y a pas de jeu de matériau dans la dernière pièce, « feu de bois », 2010. Comme on ne peut pas la manipuler parce qu’elle est fragile et parce que n’oublions pas, c’est une convention dans un lieu d’exposition, de toucher avec les yeux, on ne peut que se figurer de quoi il s’agit. Ce sont des branches disposées les unes sur les autres pour faire un feu. Or, elles sont déjà calcinées. Dominique Ghesquière les a travaillées au feu, en surface, elles ne sont pas consumées en profondeur.
On retrouve dans ce corpus plusieurs des thématiques chères à l’artiste. Le mobilier de chantier et d’ameublement intérieur est récurrent dans le travail de Dominique Ghesquière, laquelle a par ailleurs réalisé un « escabeau » en biscuit de faïence et un “mur de sable” en 2008. Les matériaux et en particulier les éléments naturels font régulièrement l’objet des déplacements qui caractérisent ce travail. Ici, le bois comme combustible ne remplit pas la fonction allouée par ses propriétés, ailleurs des gouttes ou des flaques d’une eau solide ne s’évaporent pas, étant pourtant à l’état liquide. Enfin, le bouquet de tulipes (que l’artiste avait décapitées et ceintes de matériaux transparents pour une pièce du même titre, il y a dix ans) contient en tant que motif une charge symbolique telle que sa présence au détour d’un renfoncement dans l’espace d’exposition, faisant face au bois qui a cessé de se consumer, sonne comme un rappel plus grave au sein de ce qui ne semblait être qu’un jeu d’illusions. Cette « pièce aveugle » est hermétique au temps, à la lumière, à l’air et renvoie en miroir à l’aveuglement de qui regarde sans sentir.