Le travail de Pierre Andreotti procède d’une redéfinition de l’objectivité photographique. Ni véristes, ni naturalistes, ses portraits ne cherchent pas à capter la nature intrinsèque des modèles, ni même à retranscrire avec fidélité leur apparence. Au contraire, fardés ou mis en scène, ses sujets s’inscrivent dans un cadre de facticité qui déconstruit les marques de la représentation réaliste. Si le cadrage serré, l’accentuation des textures de peau et la frontalité de leurs regards confèrent à ces visages une indéniable présence, leur démarcation sur des fonds monochromatiques ou des vêtements aux couleurs vives, le recours au maquillage et les ajouts scénographiques les déréalisent tout aussitôt, installant une esthétique résolument ambivalente, aussi vérace qu’artificielle.
Saisies crues de réalités feintes, ces photographies empruntent à un univers de références lui-même contrasté. Pierre Andreotti s’inspire avant tout de la peinture de salon et du portrait d’histoire dont il retient moins les qualités plastiques que les processus de figuration, l’attention à la luminosité et la possibilité d’une narrativité de l’image. En contrepoint, l’emprunt au symbolisme, à la littérature fantastique ou la référence aux codes publicitaires semblent davantage déconstruire la référence au réel pour introduire des éléments d’incertitude, de fiction ou de flou qui appuient l’intention esthétisante. Pour autant, cette position critique quant à l’objectivité ne conduit pas pleinement à une plongée dans un monde fictionnel, à une fuite vers l’imaginaire. Bien qu’empreints de fantaisie, ces portraits incarnent invariablement des thématiques directement ancrées dans la sphère politique, sociale ou psychologique, telles que le genre, le féminisme, la jouissance ou la violence.
A l’objectivité de son médium, Pierre Andreotti oppose l’authenticité de son modèle, de sa relation à lui et de l’événement qu’ils construisent ensemble. Le photographe les choisit pour leur étrangeté, leur force, leur vulnérabilité, pour le lien qu’il peut créer avec eux, dans le respect des singularités de chacun. Préférant la prise de forme à la prise de vue, Pierre Andreotti façonne en sculpteur ces corps bruts ou au contraire hybrides, tous caractérisés, jusqu’en éprouver les limites, qu’il les confronte à leurs excès, à leurs failles, ou qu’il en exacerbe les traits. Dans sa série « Encore », par exemple, il leur demande de simuler un orgasme, de performer leur jouissance, pour offrir un point de vue critique à la représentation pornographique. Si le contexte peut paraître parfaitement artificiel — ils sont aspergés d’eau, maquillés, exagérément rouges — leur état physique est lui concrètement poussé jusqu’à un certain seuil, jusqu’à un point de brisure. Ici les poitrines opulentes, les bouches béantes, les lèvres pulpeuses, les étirements semblent de prime abord surjoués, exagérés, ridicules, mais ils parviennent peu à peu à convaincre le public de leur réalisme, comptant sur les outrances fantasmatiques que chacun tend à projeter dans les scènes sexuelles. Dans une ambiance surréelle, souvent ténébreuse, parfois évanescente, le photographe affirme sa volonté de produire des atmosphères épurées à forte charge émotionnelle. Toutes affectées, ses images sont en effet marquées par les émotions, ressenties ou simulées, de ses modèles (peur, excitation, colère…), rappelant avec force la forme du portrait à une démonstration de sensibilité.
Plus engagée sur la question du genre, la série « Femme(s) », met en perspectives trois représentations de la féminité — feinte, innée, acquise — à travers autant de personnages emblématiques — un homme travesti, une femme biologique, une femme trans — qui posent à l’identique. Non sans rappeler la mythique pièce de Kossuth One and Three Chairs, le triptyque confronte trois incarnations de l’idée de féminité, trois déclinaisons d’un devenir-femme. Sur fond rouge-orangé, les modèles exhibent leur poitrine comme pour faire preuve de leur genre revendiqué ou du désir de l’incarner. Alors que les deux premières figures affichent un regard dur et frontal, un visage fermé, les sourcils froncés, entre démonstration de force et défiance, la femme trans se démarque au contraire par sa sérénité affichée, sa douceur, voire sa vulnérabilité. Cette inversion des marqueurs de genre et le soulignement des traits androgynes produisent une confusion au sein même de la représentation sexuée, éprouvant l’écart qui sépare l’assignation biologique d’une construction corporelle et psychologique.
Dans une autre série de douze diptyques, « Qu’il soit frappé et qu’il meure », Pierre Andreotti interroge les imaginaires de la violence et les moyens de la représenter. Chacun oppose le portrait d’un(e) ou des victime(s) à celui de son(leur) agresseur, le premier en noir et blanc proche du reportage de guerre, le second en couleur sur fond rouge, appuyant la symbolique et la référence picturale. Cette dualité entre l’esthétique du documentaire et une plasticité plus théâtrale place sur un même plan le fantasme de la violence et l’horreur d’une brutalité réellement exercée : la violence réside-t-elle dans la peur face à la menace ou dans l’état post-traumatique qui suit une attaque ?
Chaque scène se réfère explicitement à un épisode de la Bible dont Pierre Andreotti extrait une citation en guise d’illustration. Cet emprunt aux épisodes sanglants du livre sacré ne sert pas une relecture critique du texte religieux mais opère davantage comme un rappel des sources archaïques de la violence, profondément ancrées dans notre héritage culturel. Anachroniques, et en cela résolument contemporaines, ces figures archétypales opèrent ici à une actualisation de ces sujets, rappelant d’une part l’expression grandissante de la pulsion de mort dans nos sociétés contemporaines mais encore, de l’autre, la satisfaction de la pulsion voyeuriste et la banalisation de l’image du mal dans une société de l’hyper-média.