Pierre Dole, La voûte du renoncement

L’œuvre picturale de Pierre Dole est foisonnante, tendue entre une figuration intimiste et une abstraction nimbée d’un souffle spirituel. Présentée à la Chapelle des Carmélites dans le centre-ville de Dole, La voûte du renoncement est une rétrospective ordonnée selon une trame intuitive du travail de l’artiste, réalisé au cours des vingt dernières années.

Florence Andoka Le titre de votre exposition est très littéraire, et les textes qui accompagnent votre œuvre picturale sont souvent poétiques. Bien que La voûte du renoncement soit une exposition de peintures, quel lien tissez-vous entre texte et image ? A quel renoncement le titre fait-il référence ?

Pierre Dole Je n’ai pas une grande culture littéraire, mais j’attache une importance particulière au titre de mes œuvres. Ils sont comme un « surgissement final » qui m’indique que je touche le point d’aboutissement d’une peinture au-delà duquel il est n’est pas recommandable de s’aventurer, au risque de perdre une forme d’équilibre dans la composition peinte intuitivement. Ces titres sont pour moi une évidence et ont un sens que je perçois assez finement. Ce qu’il y a de particulier avec le tableau La voûte du renoncement, c’est que c’est une étude préparatoire, chose inhabituelle chez moi. J’ai longtemps buté sur cette étude au point de penser la remiser, jusqu’à ce surgisse le titre de l’œuvre, qui pour le coup conserve une sorte de mystère. Pour la première fois, j’ai renoncé à faire de ce tableau une œuvre aboutie, ou plutôt accepté de considérer une peinture inaboutie comme porteuse de sens. Plus largement, j’ai perçu que ce tout petit tableau avait une résonance plus générale. Cela m’a m’incliné à porter un regard rétrospectif sur l’ensemble de mon œuvre, comme une voûte qui est une forme douce qui repose sur deux structures porteuses. C’est l’image pour moi d’un regard surplombant qui renonce à comprendre trop littéralement le sens de ma peinture pour préserver le côté énigmatique qu’elle porte en son sein. En cela, le renoncement est important, il y a des secrets qu’il faut juste percevoir sans chercher à les percer. Le conte métaphorique qui en résulte, composé à partir du titre de 24 œuvres est de cet ordre. Il redonne, par le côté créatif et libre de l’écrit, un souffle à la peinture La voûte du renoncement que je trouve plastiquement atrophiée. Ce texte ainsi écrit est pour moi la traduction en mots de la toile finale que j’aurais aimé peindre sur le sujet, c’est pourquoi il porte le même titre.

Florence Andoka Les titres des œuvres renvoient souvent à des figures ou des notions chrétiennes, s’agit-il d’une œuvre mystique ? Quel lien existe-t-il entre foi et peinture ?

Pierre Dole Il ne s’agit pas d’une œuvre mystique, en tout cas pas d’un point de vue intentionnel. J’ai reçu une éducation religieuse dans mon enfance. Elle ne m’a pas d’abord marqué par un quelconque dogmatisme ou un aspect conservateur de la religion, mais davantage par la place de personnes dans mon entourage, mon père surtout et aussi mon parrain, qui sont porteurs chacun de manière distincte d’une démarche spirituelle très profonde. C’est sûrement cet héritage qui transparaît en toile de fond, à travers les figures bibliques qui jalonnent un certain nombre de mes œuvres. Par contre, le questionnement sur la foi au sens large, sans être viscéral dans mon œuvre, est un aspect qui m’intéresse, pas par mysticisme mais par une curiosité sur une forme de transcendance qui est une valeur commune partagée avec l’art pour moi, cette capacité à percevoir des choses qui nous échappent. Plusieurs œuvres en témoignent, plus particulièrement Le Dieu sans nom qui pour moi synthétise le mieux mon rapport à ce domaine.

Florence Andoka Vous évoquez avoir été fortement marqué par une œuvre représentant Saint Michel psychopompe, qui vous a inspiré pour l’une d’une de vos toiles. Comment est-ce arrivé ? Quels liens existent-ils entre cette œuvre et la vôtre ?

Pierre Dole Ce Saint Michel Psychopompe est une sculpture de très belle facture sortie des ciseaux de l’imagier des ducs de Bourgogne Claus de Werve, le neveu de Claus Sluter. Elle est présente dans l’abbaye de Baume-les-Messieurs, mais j’avais aussi pu la voir en 2007 au musée des Beaux-Arts de Dole qui l’avait emprunté pour une exposition. Il y a deux choses qui m’ont marquées face à cette sculpture. Tout d’abord, la figure du saint, habituellement figuré terrassant le dragon, une figure traditionnellement guerrière. Ici, son iconographie dite psychopompe désigne le saint comme un passeur d’âme vers l’au-delà avec une profonde douceur. La deuxième chose est l’exécution même de l’œuvre par Claus de Werve. Je ne suis habituellement pas très sensible au domaine de la sculpture, mais celle-ci m’a captivé au point que cela m’a inspiré pour une œuvre. J’avais précédemment été inspiré par une toile de Van Gogh, et surtout par une autre du Greco, ce dernier étant l’artiste qui me fascine le plus dans l’art ancien avec Rembrandt. Mais le Saint Michel psychopompe est des trois la plus aboutie, en ce sens que je me suis approprié cette iconographie singulière. Initialement, le tableau était pensé pour être présenté en format portrait, la figure du saint debout, dans une composition où s’exprime cette transcendance commune à l’art et à la foi. En faisant pivoter le tableau en format paysage, la lecture de l’œuvre m’est apparue beaucoup plus concrète, plastiquement et iconographiquement, l’œuvre gagnant à mes yeux beaucoup de profondeur et de sens.

Florence Andoka Votre œuvre est-elle autobiographique, non pas au sens le plus matériel ou anecdotique du terme mais plutôt dans l’idée d’un journal d’une âme, de ses tribulations, de tout ce qui brûle et fermente en vous ?

Pierre Dole Vous touchez, avec des mots qui résument ma pensée, à la problématique de mon travail. Mais je voudrais ajouter, pour que cela ne soit pas réducteur, que l’écrit, celui du titre des œuvres et du livre à la source de l’exposition, montre que je cherche aussi à transcender cette histoire pour que sa réception par le public l’enjoigne à chercher la part de mon histoire qu’il peut s’approprier pour enrichir la sienne ou du moins avoir envie de l’explorer. Ma personnalité est aussi construite de cette manière, à savoir que je ne vis pas, une fois passée la réalisation de la peinture, dans le ferment, voire le tourment parfois, qui a permis sa réalisation, mais dans le ressenti qui suit sa concrétisation. C’est une part de moi qui s’exprime, qui parfois me surprend par sa violence ou son étrangeté, mais vis-à-vis de laquelle j’ai une forme de détachement pour simplement ressentir la libération qu’elle a pu m’apporter au terme de l’œuvre ou au contraire la pesanteur qu’il en ressort, et qui sont autant de ressentis que j’essaie simplement d’accepter sans porter un regard plus approfondi sur l’image qui a surgi qui est alors de l’histoire ancienne.

Florence Andoka On a souvent le sentiment d’une danse frénétique du pinceau sur la toile, de quelque chose qui va vite et prend l’œil de court, l’emporte. Œuvrez-vous dans l’impulsion, dans l’intuition de quelque chose ?

Pierre Dole Le terme d’intuition est celui qui correspond le mieux à mon approche, moins l’impulsion car bon nombre de mes œuvres prennent un temps très long, sachant que pour certaines, comme Le jour où mon ciel s’ouvrira ou Saint Michel psychopompe, elles sont composées de deux tableaux qui se superposent, un nouveau ayant recouvert l’ancien. Quand je commence une œuvre, je me concentre sur deux choses : la tension, douce ou heurtée, que je ressens et surtout les couleurs qui peuvent rentrer en résonance avec ce ressenti. La part la plus importante se situe dans le moment où je ressens une tension telle, que je suis dans le ton juste de couleurs, qui sont alors choisies avec assurance. La manière dont je l’applique, soigneusement par petite touche ou de manière plus vive ou délayée, permet de faire naître une image qui me captive. L’enjeu est de la restituer sans la dénaturer, c’est-à-dire, sans trop reprendre certaines parties de l’œuvre qui sont porteuses d’une figuration intime qui se révèle par une sorte d’équilibre entre le geste et l’intensité de la couleur. Le plus bel exemple est le tableau A soi, le voile noir. Ajouter un seul coup de pinceau sur cette œuvre qui est la plus dépouillée que j’ai jamais faite serait préjudiciable. Cette œuvre est celle qui a la plus haute valeur pour moi, car je place plus haut que tout un artiste qui est capable d’une grande puissance d’expression avec des moyens réduits. C’est précisément pour cela que j’avais choisi cette œuvre comme point focal dans l’exposition en hommage à Auguste Pointelin que j’avais faite à la médiathèque de Mont-sous-Vaudrey en 2007.

Florence Andoka Peut-on vous rapprocher des artistes bruts ?

Pierre Dole Je ne pense pas y être vraiment apparenté. Je partage avec eux le fait d’être autodidacte et de développer une expression qui est dans les lisières de l’art majoritairement visible dans les milieux conventionnels. Mais ces artistes portent à un degré encore plus haut leur pureté d’expression et ont une expression que je perçois comme plus instinctive. Je pense que je me rapproche plus de ce que l’on dénomme les arts singuliers, même si je n’aime pas trop les étiquettes. Je présente rarement des œuvres dans des expositions collectives.

Florence Andoka L’exposition est un cheminement, comment s’est opéré la sélection des œuvres, leur agencement dans cet espace singulier qu’est la chapelle ?

Pierre Dole Il est difficile de parler de sélection, je pense plus à une palette de peinture sur laquelle j’ai été attentif à porter la même intuition que dans le choix de mes couleurs. Il y a quelques œuvres qui se sont imposées naturellement en plus de La voûte du renoncement, du Saint Michel psychopompe et de A soi le voile noir. Il y a d’abord Che-mains d’innocence un tableau que l’on pourrait mettre pour le coup dans le registre de l’art brut. Je l’ai peint en public à la gouache dans ma ville natale Montbrison, après que des enfants aient posé l’empreinte de leurs mains. J’ai ajouté peu avant l’impression du conte écrit il y a 2 ans une dernière peinture. Je trouvais qu’il manquait une note finale qui fasse pendant à cette œuvre, et je l’ai trouvé en regardant une des peintures faites par mon fils quand il avait 6 ans, elle ponctue le conte. J’y ai retrouvé la même énergie vitale et elle est devenue une évidence. Il y a deux autres œuvres auxquelles je suis très attachées : Le jour où mon ciel s’ouvrira et Le bonheur peut attendre. Elles sont sombres, mais paradoxalement elles m’apaisent. La disposition dans la chapelle suit la trame du livre qui comporte dans sa narration les 24 titres de tableaux avec comme point focal l’étude peinte La voûte du renoncement que je place en exergue dans le cœur de la chapelle. J’ai aussi pris le parti de disposer les cloisons amovibles d’accrochage pour occulter les collatéraux et donner l’impression d’une forme de voûte dans le contour de l’espace ou d’un livre ouvert.

Florence Andoka Dans les textes qui accompagnent vos peintures, vous citez Odilon Redon : « On ne fait pas l’art qu’on veut ». Comment faut-il entendre cet écho à votre travail ?

Pierre Dole Quand Redon parle ainsi dans son journal d’artiste, il évoque deux choses. Tout d’abord, il rend compte de l’impasse qu’il ressentait face à l’enseignement académique qu’il a reçu et l’impossibilité absolu pour lui de faire des concessions. Ensuite, il dit avoir persévéré dans cette impasse trop longtemps mais que son art n’en a été que meilleur. Quand on sait les œuvres énigmatiques et sombres qu’il a réalisées, majoritairement des fusains, jusqu’à l’aube de ses cinquante ans et son fameux tableaux Les yeux clos, qui marque un début de reconnaissance, on comprend son isolement, malgré l’appui de certains intellectuels comme Huysmans. Ce qui m’intéresse chez Redon qui est l’artiste moderne le plus important pour moi, ce n’est pas son incroyable obstination à suivre ce sillon, mais plus encore, le fait qu’il perçoit que si l’on trahit une manière de créer authentique, on s’égare forcément, et cela c’est le plus grave pour un artiste. Me concernant, j’aimerais parfois continuer à faire des tableaux dans tel style avec lequel j’ai trouvé un épanouissement. Mais si je persévère, je n’ai plus de sève pour donner vie à mes tableaux. C’est exactement le sentiment que j’ai eu en peignant La voûte du renoncement. Je crois m’être égaré, mais pas précisément en peignant ce tableau qui est un peu la goutte d’eau de trop. Je sais juste que je me suis égaré plus tôt, quand j’ai peint Saint Christophe ou La descente aux limbes, parce que j’ai voulu comprendre des choses que je n’aurai pas dû chercher à déchiffrer. C’est en cela que l’écrit du conte m’a redonné un peu de souffle, face à l’impuissance de peindre pour respirer à nouveau normalement.