Pierre Mabille, en forme

Tous ceux qui connaissent un peu le travail plastique de Pierre Mabille identifient une de ses œuvres par la présence de « la forme ». Cette forme, parfaitement identifiable visuellement, ni l’artiste, ni ses proches, ni les amateurs d’art ne parviennent à trouver le mot pouvant précisément la qualifier. Ne pas parvenir à la nommer n’empêche nullement de repérer sa présence ici et là dans l’espace du monde comme dans celui de l’art.

L’inventaire photographique initié par l’artiste est régulièrement enrichi par les apports des proches, des amis artistes, de quidams initiés. À partir de cette collection, commencée en 2008, Pierre Mabille réalise ce qu’il a appelé un Antidictionnaire. Les multiples relevés donnent lieu, pour cette exposition, à diverses présentations : un diaporama des prélèvements initiaux, leur reprise sous forme de dessins sur papier (21 x 29,5 cm) et enfin un livre d’artiste comprenant 52 planches (tirage jet d’encre) et un cahier texte.

Revenons à « la forme » : elle est constituée par la rencontre de deux arcs de cercle tendus ; elle est plus longue que large ; dans un repérage corporel cela s’approcherait de la forme dessinée d’un œil ou d’une bouche ; dans le règne végétal une telle forme oblongue (c’est l’adjectif qui la qualifie le mieux) correspond aux feuilles de certains arbres ou arbustes, mais aussi aux pépins et autres amandes. Cette forme a aussi été choisie par l’homme pour des objets fabriqués par lui ; il a repéré l’efficacité de la pénétration dans l’eau des barques ayant ce profil, il a constaté l’utilité de la double courbure pour favoriser la convergence des rayons des lentilles d’optique. C’est pour son esthétique que des designers l’ont choisie pour des lignes de vaisselle originales. Cette forme est aussi celle des fuseaux ou navettes avec lesquelles les tisserands du monde associent les fils de trame et de chaine ou encore celle du chas de l’aiguille à coudre ; dans ces divers exemples remarquons l’idée de filer, de passer, de glisser à l’horizontal.

Cette forme apparaît aussi dans le champ artistique à la verticale, on parle alors de mandorle. La mandorle, (de l’italien mandorla : amande) se charge alors d’une dimension religieuse : à l’intersection de deux cercles, tracés entièrement ou pas, est installée une personne. Cela indique que celui, ou celle, dont l’image est placée là, peut aider à parcourir le chemin entre les deux mondes, l’un terrestre et l’autre céleste. On retrouve l’idée de passage, mais la porte est occupée par une figure providentielle dressée. La forme de Mabille, toujours horizontale, toujours vide, serait en quelque sorte une anti-mandorle. La position allongée évoque des ondulations plus féminines et plus aquatiques qu’érectiles. Le pluriel du titre choisi pour cette exposition, Horizons, souligne certes le positionnement dominant des formes et des multiples lignes, mais permet aussi de retrouver le sens initial (en astronomie) de « ce qui borne la vue » ou encore celui plus abstrait de domaine de pensée ou d’activité. Rappelons aussi que l’horizon de l’artiste (identification et reconnaissance du milieu de l’art) s’est élargi lorsqu’il s’est approprié cette forme et lui a donné une visibilité nouvelle.

C’est moins la première apparition de cette forme que la décision de choisir celle-ci comme « label qui importe » . « Il y a bien dans ce passage un coup de force qui détermine l’invention artistique … » . Si au final le label permet l’identification par le public (celui-là ce sont les bandes, cet autre le bleu, un autre encore les marques régulières de pinceau, etc.), l’important pour l’artiste est que la figure choisie lui permette, jour après jour, de développer son geste artistique. Ce qui compte ce n’est pas la similitude mais le renouvellement d’œuvre en œuvre des conditions de l’apparition. Tout le travail des entours installe des décalages successifs susceptibles d’altérer les effets formels tout en favorisant l’émergence du sensible et l’entendement. Et cela se donne à voir admirablement dans la présente exposition de Pierre Mabille à la Galerie Jean Fournier, Paris.

« La forme » n’est jamais seule et ce qui l’entoure assure l’essentiel de la picturalité. C’est avec un métier déjà ancien de peintre que cet artiste met en scène sa figure de prédilection. Ce qui marque le visiteur entrant dans l’exposition, en même temps qu’il repère les jeux de découpe (forme et contre forme), ce sont les harmonies de couleurs propres à chaque tableau. Pierre Mabille est peintre par ses usages savants, subtils et inattendus des coloris. Parfois l’œil est attiré par le jeu des contrastes de couleurs, ici un rouge sur un violet, là un bleu vif à côté d’un orangé, ailleurs un gris sur un rose, d’autres fois il est troublé et séduit par les vibrations consécutives à la superposition de couleurs différentes dont la valeur (équivalent en gris) est très proche, un gris sur un vert, un orangé sur un rose. L’amateur est troublé dans la mesure où son regard doit constamment changer de focalisation, physiquement d’abord et psychiquement ensuite. Il n’est pas nécessaire de s’approcher des œuvres pour apprécier les jeux de couleurs ; comme prévu les différences marquées se perçoivent de loin mais, plus inattendu, les très fines nuances aussi, ces dernières gagneraient en subtilité à être moins éclairées. À distance le visiteur prend conscience de la variété rythmique des lignes-structure entrant dans la composition de ces peintures. Les tracés horizontaux dominent. Sur ces cimaises n’est accroché qu’un seul tableau où les lignes parallèles au bord du châssis répètent la verticale du format.

Dans chaque peinture, la forme oblongue joue à cache-cache avec ces lignes rectilignes. Le rapprochement avec les notes de musique disposées sur une portée peut être fait ; sans blanche, sans noire et sans anicroches, Pierre Mabille nous donne à voir, et à entendre à ceux qui savent transposer, ses cantates de couleurs. Habituellement le regardeur qui apprécie s’approche successivement de chacune des peintures pour mieux entrer dans l’espace singulier de celles-ci. Il se rend compte alors de la parfaite maitrise technique dans le maniement, toujours manuel, des couches de couleurs jointives ou superposées. Bien que la touche du pinceau ait disparue lors du dépôt des teintes, ces toiles développent toutes un espace tactile. De près, on apprécie la qualité du toucher de la matière picturale. Le peintre ne met pas en avant sa marque mais reste présent par l’extrême sensibilité de sa manipulation des dépôts des coloris. Il use très habilement des opacités et des transparences. Celles-ci peuvent être fictives, des représentations de transparences en quelque sorte, comme dans sans titre, 2012, 97 x 130 cm où les superpositions de formes oblongues déterminent les variations de couleurs. Elles peuvent aussi être réelles comme dans sans titre, 2012, 89 x 130 cm, où les surfaçages de certaines teintes finales laissent apparaître les figures antérieures.

Cette transparence obtenue par un habile travail de la matière picturale est aussi présente dans la Suite Bonnard (2012). Il s’agit d’un ensemble de 29 tableaux de tailles différentes ayant un protocole semblable. Sur un fond peint de manière monochrome, mais avec des nuances, le peintre a placé généralement une unique forme. Les hauteurs de positionnement de celle-ci dans le format de la toile varient. Pour la présentation, l’idée de l’artiste est de disposer cet ensemble de peintures non plus en alignant les limites hautes ou basses des châssis mais en structurant l’ensemble à partir des lignes horizontales fictives reliant les formes oblongues entre elles.

Alors qu’antérieurement dans certaines créations de Mabille, et fréquemment dans les peintures d’artistes de la Nouvelle Abstraction (Philippe Richard, Didier Mencoboni, etc.), les petites figures se distribuent librement, en semis, dans des espaces structurés verticalement et horizontalement (châssis ou murs), ici ce sont les quatre lignes de formes qui ordonnent la disposition des toiles sur deux murs en angle de la galerie. Les limites rectangulaires des peintures perdent leur pouvoir habituellement dominant pour la mise en espace des œuvres. Autour d’horizontales non tracées, fruits de notre imagination autant que de notre vision, les « cadres » valsent. On peut voir là une manière de traiter autrement les décadrages chers à Bonnard à qui cette suite rend hommage. La relation au grand ancien s’établit aussi, et surtout, par le choix d’harmonies colorées génératrices d’une qualité de lumière particulière. Chez Bonnard la lumière installée dans les tableaux, même pour les paysages, n’est pas une transcription de données perçues mais une réinvention par coordination de multiples rapprochements de couleurs forgés durant la réalisation de l’œuvre.

Peintre abstrait Pierre Mabille dispose d’une liberté encore plus grande pour générer à partir d’accords de coloris rares une apaisante luminosité de l’ensemble. Chaque tableau joue sur deux notes colorées et l’unité symphonique de la Suite Bonnard est assurée par la l’irrigation de cette lumière particulière, qui se perçoit sans pouvoir se dire. Pour apprécier la qualité de cette lumière il faut aller au delà des données physiques (spectre, température, intensité, etc.). Pourtant les temps ont changé, l’ambition n’est plus de chercher à atteindre le sacré (le numineux ), ni même d’approcher de quelque métaphysique (comme chez Rothko). Le terme lumineux convient mieux, bien qu’il reste faible, pour dire l’émotion ressentie devant le rayonnement intense et profane de ces couleurs réunies sans contraintes. Malgré la grille des châssis et la subtile tension des lignes horizontales, les formes oblongues exercent leurs mouvances dans les profondeurs fictives de l’espace pictural ; le plaisir du regardeur est amplifié par cette subtile illusion de déplacement de l’œil sur des ponctuations qui, pour certaines, semblent avancer vers lui et pour d’autres tendent à se fondre dans les profondeurs de la couleur.

La qualité majeure des peintures de Pierre Mabille est de nous captiver. L’artiste nous attire par ses harmonies colorées, il nous plonge dans l’espace la peinture, il nous garde un moment dans ses filets en quête de sa forme et il nous libère enfin, convaincus d’avoir eu l’occasion unique de faire une expérience esthétique à la fois sensible et psychique. Certains visiteurs se transforment dès lors en pécheurs-cueilleurs en quête de « la forme », élargissant le nombre des contributeurs à l’Antidictionnaire. L’artiste cependant garde la main mise sur le visuel des planches de celui-ci, il intègre et redessine les adjonctions successives. Parallèlement il poursuit avec cette forme oblongue une aventure commencée il y a quinze ans, démontrant combien ce choix a démultiplié un vrai goût de peindre. La réussite esthétique est d’autant plus vraie qu’elle intègre une forme de précarité et une certaine fragilité dans l’affirmation de la forme comme signe et comme signature. On attend avec impatience la suite de la Suite Bonnard.

1) Christian Prigent, Comme la peinture (Daniel Dezeuze), Paris, Yvon Lambert, 1983, p. 7.
2) Ibid.
3) R. Otto (Le Sacré, trad. fr., Paris, Payot, 1949, 1e éd. 1917) a proposé le terme de « numineux » pour qualifier cette catégorie spécifique, manifestant la sphère au-delà de l’éthique et du rationnel, et qui se présente sous le double aspect de mystère effrayant et fascinant.
4) Celle-ci peut aussi être regardée comme une sorte de poisson sans queue, ni nageoires.