Les peintures récentes de Pierre Soulages exposées à la galerie Karsten Greve, Paris, jusqu’au 2 janvier 2016 montrent toute la diversité des approches picturales conduites par l’artiste de « l’outrenoir ». Ce nouvel ensemble d’œuvres est un défi apporté ceux qui croient encore que noir c’est noir. Au travers de 16 toiles différentes de formats et de tailles, l’artiste nous démontre combien le travail de la matière picturale monochrome permet d’obtenir une variété d’accroches de la lumière produisant des effets de matité et de brillance toujours singuliers. En découvrant les toiles réunies pour cette exposition, produites par ce jeune homme de 96 ans, entre juillet 2013 et août 2015, le visiteur va de surprise en surprise. L’âge et la notoriété acquise aidant, Pierre Soulages se sent encore plus libre de tenter toutes sortes de gestes nouveaux lorsqu’il intervient avec ses instruments personnels dans la riche couche de peinture préalablement déposée sur la toile.
Comme le souligne Pierre Encrevé dans un texte dont un extrait est affiché sur l’un des murs de la galerie : « Le plus immédiatement frappant dans cet ensemble, c’est son extraordinaire diversité. Dans ses expositions en galerie, par différence avec les rétrospectives en musée, Soulages nous avait habitués à centrer nos regards sur une, voire deux façons inédite de faire vivre l’outrenoir. (…) Rien de tel cette année : dans une sorte d’explosion d’absolue liberté et entière spontanéité, Soulages, cette fois-ci, emprunte simultanément un nombre considérable de direction au cœur même de son outrenoir, et c’est la force caractéristique de cette exposition, ce par quoi elle fait date : Soulages y libère sans retenue, sans prudence ni prudences, sa créativité ! »
Si durant toute sa longue carrière Soulages a travaillé en utilisant des pigments noirs, sa manière de les mettre en œuvre a évolué. Longtemps le noir venait recouvrir des couleurs bleues ou brunes qui apparaissaient en transparence par endroits suite au grattage du noir voilant. Depuis 1979, l’artiste n’utilise encore plus généreusement la couleur noire que pour faire précisément apparaître à la surface de l’œuvre autre chose que du noir. Il a parfaitement identifié ce passage à « une peinture autre », à ce noir-lumière qu’il a nommé l’« outrenoir ». La toile entièrement recouverte de noir est travaillée dans sa texture par une répétition de gestes instrumentés. (1)
Cette intervention « d’ôteur » prend souvent un aspect négatif. Ces gestes ne font plus remonter les luminosités et les couleurs depuis le blanc de la toile mais jouent habillement des multiples variations la lumière reflétée à la surface pigmentaire. Suivant le lieu où sont accrochées ces surfaces noires et en fonction du déplacement du spectateur, les toiles vont apparaître grises, blanches ou bleues, comme c’est le cas dans l’atelier de l’artiste à Sète face à la mer. Un autre aspect se différencie suivant le type d’interventions de Pierre Soulages sur la surface de l’œuvre : la matité et la brillance. Dans Peinture, 97 x 130 cm, 30 Juillet 2014, les écrasements, multiplement orientés, de la matière picturale, réalisés avec un large racloir, installent autant de reflets différents que de gestes diversement orientés. Ainsi se révèle la luminosité latente du noir.
Plus active que cruelle, la trace des gestes intervenant dans la peinture fraiche rend compte de l’engagement personnel, plus physique que psychique, du créateur, dans une graphie libérée des contraintes de forme et de sens. Soulages ne se satisfait pas d’une seule trace, il répète. Une répétition qui bien sûr ne sera pas la répétition du même. Ce serait abandonner la différence, ici essentielle (au sens propre du terme). Si sous un premier regard les incisions, en semis sur une portion de la toile Peinture, 181 x 128 cm, 15 Avril 2015, semblent les mêmes, le deuxième regard installera les différences. Elles sont toujours autres, chacune avec une identité différente.
Avant le moment des interventions qu’il espère décisives, le peintre prépare le terrain : il étale une épaisse couche de matière picturale qui couvre presque tout le subjectile. Parce que rien n’est décidé par avance l’action de recouvrement peut amener des surprises : l’effet d’une fine lisière blanche, en réserve dans le noir, séduit l’artiste : laissée ainsi elle devient l’évènement plastique de l’œuvre. Soulages n’utilise pas les pinceaux et autres outils habituels des magasins pour artistes. Il fabrique ses propres instruments adaptés à chaque circonstance. Il intervient aussi bien avec planches brutes, des semelles de cuir, des tiges de bois ; ses pinceaux favoris sont ceux des ouvriers en bâtiment surtout lorsque la peinture en séchant les a rigidifiés.
Après la phase de surfaçage qui se fait souvent à l’horizontale arrive le moment décisif où l’artiste intervient dans le frais de la peinture par la répétition de gestes incisifs ; les mots manquent pour caractériser ceux-ci. Pour insister sur la pénétration dans la matière, on parlera d’incision, de griffe ou d’entaille, parce que l’action est toujours généreuse — Soulages ne joue jamais petit — les termes d’égratignure ou d’éraflure sont inadéquats. De puis quelques années les œuvres, surtout celles en polyptiques, sont travaillées sous forme de raies ou de sillons. Dans cette exposition on rencontre aussi des polyptiques dans lesquels Soulages travaille la peinture acrylique épaisse en générant des marques obliques parallèles. Les gestes, de haut vers le bas ou de bas vers le haut, se rencontrent au milieu de chacune des toiles. Non seulement cela produit une ligne boursouflée animée mais cela trompe notre œil durant un temps en multipliant les sections. Ainsi la plus grande œuvre de l’exposition associe deux toiles mais donne à voir quatre bandes horizontales dans lesquelles différentes profondeurs des sillons creusés par l’outil installent de multiples variations dues aux inclinaisons des marques raclées.
Mais ce qui est nouveau dans cette exposition c’est la présence d’un geste produisant des accrocs, des encoches. Ainsi se met en place une distinction entre les gestes traçants et les marques incisives ponctuées. Les premiers sont mis en place de manière linéaire, par des reprises multiples dans une même direction. Ils aboutissent à des ordonnances structurées guidant l’œil des regardeurs comme dans Peinture, 159 x 202 cm, 20 août 2015. Dans les secondes plus frappées que tracées, l’action génératrice l’emporte sur la maitrise. Leur répétition en semis, selon des espacements irréguliers, anime diversement des étendues sans contour. Le regard du spectateur n’est plus conduit mais laissé libre de choisir son parcours à l’intérieur de l’œuvre. Fréquemment la réalisation par Pierre Soulages est dépendante de la mise en œuvre d’une procédure choisie tout en sachant que l’exécution amènera de multiples événements surprenants. Les retraits ponctués relèvent plus de la spontanéité que de la méthode. Le geste qui produit ces marques est mis en mouvement par la succession des suggestions plastiques et visuelles durant la genèse de la création.
À la sortie de l’atelier la peinture est abandonnée au regard des autres. Pour cet art abstrait, sans image, sans langage, le sens n’est pas décidé antérieurement : il nait de l’action de l’artiste qui explore les propres effets de la peinture. Si la création résiste au regard critique de l’artiste, elle peut être livrée au regard ultérieur des visiteurs pour que ceux-ci y associent des significations personnelles. Ce qui fait dire à Soulages : « Une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées…) sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête. Le contenu de cet ensemble n’est pas un équivalent d’émotion, de sensation, il vit de lui-même. » L’œuvre exposée installe une triangularité picturale « entre la chose qu’elle est, celui qui l’a produite et celui qui la regarde » (Alain Badiou, Centre Pompidou, conférence du 22/01/2010).
Pierre Soulages est considéré comme le plus grand artiste français vivant et même l’un des plus éminents de sa génération sur la scène internationale. Certes sa longue vie, sa persévérance et son énergie légendaire lui ont permis d’imposer une couleur et une facture dorénavant reconnaissable. Mais il faut dire aussi qu’il a eu l’intelligence et la culture de mettre en place dans sa peinture une spatialité très contemporaine, en rupture avec les propositions de la seconde école de Paris à laquelle il a été rattaché au début de sa notoriété. Alors que les artistes avec qui il exposait dans les années 60-70 — Hartung, De Stael, Bazaine, Manessier, Schneider, etc. — ont produit majoritairement des œuvres dont l’organisation spatiale est limitée par les contours du support, Pierre Soulages a très tôt laissé son geste déborder des limites de la toile.
Il ne s’agit pas de pratiquer systématiquement le all-over, mais de ne plus considérer chaque production plastique comme un tout mais comme un fragment. Celui-ci peut s’associer à d’autres comme le montre la présence de nombreux polyptiques dans l’œuvre de Soulages. Malgré la qualité de leur travail pictural les œuvres des artistes, cités plus haut, sont considérées comme dans le prolongement d’une esthétique issue de la renaissance : constituer un petit monde dans un petit espace. On sait, comme nous l’a appris Erwin Panofsky, que la construction de l’espace acquiert toujours une valeur symbolique. Après la seconde guerre mondiale la prétention à constituer chaque création comme un tout refermé tend à disparaître, notamment sous l’impulsion de l’expressionnisme abstrait américain. Notre artiste français après tôt exposé aux États-Unis, mais il a surtout compris qu’il valait mieux choisir l’aventure que la tradition, et il le montre encore aujourd’hui.
La notoriété de Pierre Soulages n’est pas usurpée. Dans un parcours devant les différentes œuvres de cette exposition, il nous donne à voir et à penser. Chacune des peintures demande des déplacements de l’œil qui génèrent autant de configurations nouvelles. On va de surprise en surprise. Chaque œuvre est comme une pseudo personne avec laquelle on entame un dialogue. Cela est du à l’authenticité de ce geste d’homme générant une peinture ouverte, surprenante et transgressive, loin des productions plastiques multipliables que l’on rencontre souvent.
(1) Le mot geste est souvent employé dans ce texte afin d’insister sur le principe actif de cette peinture mais nous nous accordons tout à fait avec le refus de Soulages d’être considéré comme un peintre gestuel.