Les Œuvres récentes de Pierrette Bloch sont exposées à la galerie Karsten Greve à Paris jusqu’au 28 février 2015. Ces créations ont été réalisées sur divers papiers : papiers blancs, noirs, bruns ou sur calque. Les instruments graphiques qui ont servi à intervenir sur ces supports sont multiples : les pastels gras, la mine de plomb, la craie ou encore le fusain. L’artiste répète plusieurs compositions différentes, toujours basées sur la répétition du même geste.
Il peut s’agir de boucles horizontales plus ou moins denses, sorte d’écriture primitive, de segments de verticales courtes ou de points marquants l’ensemble du support par des rythmiques à la régularité surprenante. Les ponctuations de gestes de Pierrette Bloch, encore moins que les autres gestes des plasticiens, ne saurait reproduire un quelconque visible. Dans l’urgence, le geste paradoxal du jeté tente plutôt de saisir un invisible.Si quelque visible est espéré icic’est le jamais vu, l’imprévu, l’invu. La vitesse, l’accélération, le côté impulsif qui font basculer le réel dans le champ d’une plasticité qui, même pour ces œuvres sur papier avec si peu de matière, touche au pictural.
Cette sensibilité tactile se ressent particulièrement devant les œuvres blanches, celle pour lesquelles l’artiste a multiplié les interventions au pastel à l’huile blanc sur des feuilles de papier transparent ou blanc (Sans titre, 2014, pastel à l’huile sur papier transparent, 59,5 x 84 cm). La spontanéité de ces interventions répétées se différencie fondamentalement de celles liées aux gestes surréalistes, dessins d’Henri Michaux par exemple. Le geste de Pierrette Bloch n’est pas un geste automatique, mais plutôt un geste magique. En ce sens, il rapprocherait plutôt de ceux de Wols ou d’Artaud mais dans une forme plus apaisée, plus minimaliste. Ces tracés jetés au crayon, au pastel, à l’encre, déclarent la présence et la singularité de chaque marque. La multiplicité des estampillages et la répétition des procédures semblables, dessin après dessin, affirment quant à eux l’originale présence de l’auteur.
Au moment de déclencher son geste traçant, notre artiste fait preuve, tout à la fois, d’autorité et de retenue. Chaque action qui vient marquer le papier est si rapide, si brutale, qu’il est impossible à l’artiste de contrôler son geste. L’impulsivité incorpore le hasard dans la moindre virgule. L’attention et de l’égarement se conjuguent. Pas foncièrement expressionnistes, ni vraiment existentiels, réduits au minimum sans être minimalistes, les dessins de Pierrette Bloch énoncent la très grande variété des gestes traçants sans tomber dans la gesticulation, dans la démonstration ou dans l’inventaire. Si certaines œuvres comme celles de Degottex (années 1960) peuvent être regardées comme de gestes-signes, la répétition des marques par notre artiste montre bien qu’il n’y a plus chez elle le secret espoir de l’émergence du geste le plus juste. Toutes les marques de ces gestes manuels sont différentes et pourtant, avec leurs caractéristiques propres, toutes se valent. Les écarts que l’on constate, lorsqu’on passe de l’une à l’autre et ensuite d’une ligne à l’autre maintiennent longtemps notre attention.
Si on peut dire que tous les gestes sont dans la main, Pierrette Bloch en privilégie certains. Depuis longtemps elle répète les ponctuations à l’encre où, comme dans la présente exposition au pastel à l’huile sur papiers blanc ou noir. L’autre geste fréquent chez elle, et qui n’est pas sans rappeler ses longilignes créations volumiques en crin de cheval, est le déplacement de gauche à droite d’un mouvement tournant circulaire, ayant l’allure d’une calligraphie continue de la lettre manuscrite e. Les lignes de pseudo écriture s’alignent les unes sous les autres. Par ce geste scripteur du poignet et des doigts, l’artiste continue à expérimenter le geste de l’enfant d’un à deux ans qui gribouille. Comme pour le gribouillage, l’effet produit oriente l’action. La main suit la trace guidée sans être conscientisée, ni même regardée. La dictée est obscure, biologique sans doute, physique surement. Le corps éprouve l’épreuve des tracés et inscrit le temps dans le rythme des espacements. Par delà les intentions et le projet, le subjectile enregistre les singularités des mouvements cadencés. La trace devient le motif du geste. L’effet devient la cause à son tour. La déformation accompagne le jeu de la formation. Les lignes parties pour suivre l’horizontalité du bord supérieur du support commencent à prendre de l’obliquité jusqu’à se superposer comme dans Sans titre, 2014, 75×110 cm.
Pierrette Bloch n’est pas retombée en enfance mais, comme d’autres artistes (Dubuffet, Wols, Messagier, etc.), elle propose dans ses créations une « regestualisation.Florence de Mèredieu, l’évolution graphique de l’enfant, à partir du gribouillage, est à considérer comme une « dégestualisation » bien plus qu’un acheminement vers une figuration adéquate du réel. La regestualisation que nous observons dans certaines pratiques artistiques du XXe siècle doit être regardée une tentative de redonner la primauté au corps dans l’activité graphique. Cette situation régressive a été choisie par nombre d’artistes affirmant leurs options stylistiques entre 1945 et 1960. Il s’agit d’une réaction contre les apprentissages à tendance académique, encore enseignés dans les écoles d’art. Pierrette Bloch a refusé cet enseignement et a préféré rejoindre à 19 ans les ateliers de Henri Goetz et André Lhote.
Des ponctuations multiples, plus ou moins alignées, ainsi que des circonvolutions linéaires, on retient le côté énergique de l’expérimentation primordiale. Globalement cela fonctionne comme un réinvestissement d’une gestualité primitive en réaction contre l’imaginaire et contre le réel. Une manière de dire comme Frank Stella « Ce que vous voyez est ce que vous voyez ». Notre artiste française ne néglige pas l’expression ou la sensibilité, mais elle s’intéresse par dessus tout aux nécessités de la création en train de se faire et notamment aux espaces entre les marques-signes qu’elle génère.
La traduction de la profondeur, de la troisième dimension de l’espace, est bien plus qu’un usage dans les créations bidimensionnelles, dessins, peintures, gravures ; c’est une nécessité. Dès que deux points sont disposés sur une surface blanche s’établit entre eux une relation spatiale. De la nature et la complexité de cette relation dépend pour une large mesure la valeur artistique de l’œuvre.
L’espace n’est plus ce qui sépare mais ce qui joint les constituants formels. La tâche essentielle du peintre est d’assurer, dans la diversité et le dynamisme, la cohérence de cet objet total. L’espace des grandes œuvres sur papier de Pierrette Bloch n’est pas connu antérieurement mais à inventer chaque fois. Vécu de l’intérieur, dans sa propre genèse, cet espace fait une large place au toucher et à l’émotion. Pour que les regardeurs puissent en devenir les « habitants habités », il faut qu’à leur tour ils perçoivent cet espace par les sens avant toute appréhension par l’esprit.
La relative solitude de cette artiste durant de longues années, avant une reconnaissance par les meilleures galeries et des achats par les grands musées, le Centre Pompidou mais aussi le MOMA, provient sans doute de la mise en place, par elle, d’un art qui ambitionne de toucher plus le sensible créateur (une production plastique pour artistes et amateurs) que les facultés discursives propres à induire les possibilités d’analyse et d’estimation des critiques. La persévérance dans l’alignement de signes, qui se donnent à voir mais pas à lire, a réussi à tracer dans l’espace et aussi dans le temps un chemin fondateur. Celui-ci aboutit aujourd’hui à ce que l’histoire personnelle de Pierrette Bloch rejoigne la grande histoire de l’art.