re-marquable est le titre triplement signifiant de la dernière exposition de Bernard Piffaretti à la Galerie Frank Elbaz, Paris. Premièrement, parce que les différents espaces du lieu d’exposition se prêtent très bien à l’examen des œuvres de cet artiste, l’accrochage de ses nouvelles créations est remarquable. Par ailleurs une des peintures visible sur les cimaises (dont l’image est reprise sur le dossier de presse) laisse apercevoir les trois premières lettres, en majuscules cette fois, de ce mot : REM. Mais bien entendu la typographie du titre re-marquable rappelle essentiellement le protocole créatif défini depuis de nombreuses années par l’artiste.
Celui-ci marque toujours deux fois les mêmes « images » dans les deux parties de ses peintures. Après avoir choisi un format de toile montée sur châssis, Piffaretti inscrit, au pinceau, au milieu de celle-ci un « zip » vertical séparant celle-ci en deux parties égales Dans un second temps il réalise, sur une des moitiés, une peinture, le plus souvent non figurative, colorée et laissant voir les gestes créatifs. Puis, observant ce qu’il a fait, il refait la même chose sur l’autre moitié. Bien que conscient de l’impossibilité de réussir une parfaite reprise, il tente une duplication : mêmes gestes, mêmes couleurs, mêmes orientations directionnelles. Dans la mesure du possible, il respecte les petits accidents de factures (coulures ou petites éclaboussures).
Lorsqu’on rédige un texte analysant la pratique plastique de Bernard Piffaretti, on ne peut omettre de parler de ce protocole que l’artiste a mis en place depuis 1982 et auquel il est fidèle depuis. Cependant même face aux tableaux qui conservent un côté « non peint », on reconnaît un Piffaretti. Cette situation de gémellité manquante se rencontre lorsque les interventions trop nombreuses et trop imbriquées ont rendu la duplication impossible (dans cette exposition c’est le cas pour Untitled, 2014, 100 x 100 cm). La manière de peindre, la singularité des gestes, le style de l’artiste s’affirme déjà sans ces tableaux considérés par leur créateur comme achevés bien que le processus poïétique habituel soit inachevé. On découvre sur les cimaise de la galerie, une œuvre très récente, Untitled, 2014, qui intrigue tant elle semble de prime abord s’écarter du protocole usuel. Elle est constituée de trois toiles de 60 cm de diamètre chaque, accrochées sur le mur les unes au dessus des autres. Légèrement décalées, elles sont tangentes et la liaison plastique se fait par le marquage vertical habituel de l’artiste. Ici pourtant autour de cette « verticale de partition » aucune gémellité, tout semble différent. Aucun doute cependant la manière de l’artiste reste identifiable.
Nous allons tout au long de ce texte tenter de signaler ces autres traits singuliers, ces autres partis pris de peintre qui marquent un engagement fort dans une contemporanéité artistique : inventer de nouveaux espaces abstraits. Bernard Piffaretti n’est pas le seul artiste à s’être engagé dans cette voie qu’il a nommée « un nihilisme actif » . Ils ne sont pourtant pas nombreux à avoir poussé aussi loin le désengagement de l’auteur sans tomber dans la séduction des effets picturaux. En regardant uniquement vers les artistes français, on pensera à Pierre Dunoyer repeignant ses gestes initiaux ou à Jean-François Maurige avec ses envahissements de rouges et ses frottages cadencés noirs. Les artistes cités, comme tous ceux qui cherchent de nouvelles voies dans l’abstraction, s’engagent dans une procédure créative personnelle avec une parfaite connaissance de l’histoire de l’art.
En choisissant de peindre des « tableaux », Bernard Piffaretti s’inscrit dans une tradition de création sur des supports mobiles, légers, préalablement manufacturés et offrant une multitudes de formats. Il est important pour lui de pouvoir choisir parmi une variété de supports, puisque le corrélatif de sa méthode de duplication répétée des motifs est que, par ailleurs, presque tout change à chaque démarrage d’une nouvelle création. En plus du protocole défini une fois pour toute, ce qui reste constant c’est la facture picturale singulière basée sur un certain nombre de refus des pratiques antérieures. La défiance vis à vis de la figuration s’est exercée non pas contre toutes les images (l’abstrait aussi fait image) mais à l’encontre celles qui se voulaient narratives. Par contrepied et avec une bonne dose d’ironie, il arrive aussi à Bernard Piffaretti de peindre des figures iconiques comme un nuage, un pied ou un pseudo smiley fait de trois cercles et des signes + et =. Le protocole choisi, loin d’être un enfermement, permet des échappées inattendues.
Le choix de l’abstraction fut lui-même assorti de restrictions. Dès ses premières œuvres de facture personnelle, notre artiste tient la gageure d’éviter aussi bien toute recherche d’expression du moi (ou de l’univers) que les orientations réductrices (minimal art ou néo-géo). Il ne s’agit pas non plus de mimer le style des abstractions historiques ; il faut se méfier de la tentation d’une post modernité qui viendrait remettre, par citation, du contenu dans des formes plastiques. « Peindre la peinture », comme il le dit, se fait sans recours à quelque pathos fut-il négatif. Le choix de la facture abstraite d’aspect fragmentaire, lors de la réalisation de la première moitié, permet de montrer (et de mémoriser) la genèse du tableau couche après couche, direction après direction, chaque réorientation du geste plastique menant vers un achèvement non formulé antérieurement.
La réalisation de la peinture se fait par dépôt de traces successives de peinture acrylique, sans épaisseurs, sans reprises, sans effets de matières. Les couleurs sont variées ; bien que mises en place harmonieusement elles sont sans recherche de séductions. Ni banales, ni singulières, elles ne sont jamais mimétiques de celles de la nature. La luminosité du bleu de Untitled, 2013, est celle du pigment et pas celle d’un ciel lumineux. La mise en place des couleurs évite toute parenté tant avec les recherches des post impressionnistes abstraits qu’avec les expérimentations expressionnistes. La mise en place est déclarative : chaque geste est affirmé, chaque couleur dit son nom.
Le ton est donné dès le premier geste traçant la verticale de partition. Aucune spontanéité gestuelle dans ce marquage qui se répète systématiquement d’œuvre en œuvre, en variant seulement de couleur et d’épaisseur. C’est fait, juste fait, et pourtant sans lui « rien ne peut “commencer” ».
Cette forme érectile marque par avance le lieu qu’occupera le spectateur devant le tableau accroché. Cette place que le peintre, lui, quittera sans tarder pour réaliser de chaque côté ses peintures jumelles, va permettre au regardeur de devenir un amateur actif. En se plaçant bien au milieu, il va pouvoir examiner autant les prouesses de la « réitération » que les petites imperfections que l’artiste a renoncé à dupliquer. Alors que le visiteur d’expositions, assez souvent, déambule dans l’espace des galeries ou des musées, comme le disait Paul Valéry, « dévié à chaque instant par ces chefs-d’œuvre de droite et de gauche, entre lesquels il faut se conduire comme un ivrogne entre les comptoirs » , Bernard Piffaretti les oblige, s’ils veulent saisir la spécificité de ses tableaux, à marquer, pour chaque tableau, un temps d’arrêt assez long. Ce n’est pas la réalisation initiale qui constitue le tableau mais la reprise en écho de l’image de celle-ci ; il faut voir au moins deux fois pour commencer à apprécier ; il faut sans doute vivre longtemps avec le tableau pour découvrir tous les subtils écarts.
Tenir les écarts, voilà la grande habilité tant technique que conceptuelle dont fait parfaitement preuve Bernard Piffaretti. Tout en affirmant un engagement dans la peinture, il se maintient à juste distance des pratiques traditionnelles. Artiste contemporain reconnu, il se tient en retrait de la scène artistique médiatisée pour poursuivre son chemin. Par un projet intentionnel qui décale légèrement la relation entre le peintre, le tableau et les regardeurs, il maintient l’écart entre l’apparente spontanéité et la charge réflexive. Il ne s’agit pas de jouer bêtement avec des formes des couleurs et des matières, il faut dans l’exercice de la peinture des idées, des concepts, de la réflexion. La sollicitation de la participation du spectateur rappelle à celui-ci que appréciation esthétique et intelligence vont de pair. L’artiste expose aussi des dessins : un écartement parfaitement repensé préside à la réalisation de ceux-ci. Ils ne sont plus des études préparatoires, prévisions d’œuvres à peindre mais des post productions, des mémoires graphiques réduites. Ces redites appauvries au crayon de couleur rappellent combien les reproductions de peintures, dans un autre médium, ne sont jamais que des souvenirs altérés. Une pertinente distanciation ne s’opère qu’en comparant deux images réalisées par le même artiste sur la même toile. En ne faisant pas des copies mais réitérant, dans le même ordre, toutes les situations de la genèse d’une peinture, Bernard Piffaretti a compris toute l’importance du re-marquable.
1) Diverses expressions mises entre guillemets sont extraites d’un texte de Bernard Piffaretti rédigé en décembre 2000, au moment de son exposition à la Fondation Cartier à Paris et publié dans Ligéia, dossiers sur l’art, Abstractions, n° : 37-38-39-40, 2002.
2) VALÉRY, Paul, Le problème des musées, 1923 in Œuvres, Tome II, Pièces sur l’art, Éd. NRF, p. 1290.