« Votre peinture est puissante. Une terreur où la matière est l’homme. Il y a un rapport qui n’appartient qu’à vous, entre les formes-matières ou l’homme-animal, l’invertébré, et les fonds-couleurs qui donnent des pouvoirs de transparence ou de réflexion ». Voilà ce qu’écrit Deleuze à Dado dans une lettre datant du 26 décembre 1994. Le lien est fait et c’est sous ce signe, presque 30 ans plus tard que se présente ce « Portait en fragments » consacré à Dado sous la direction de Christian Derouet et Amarante Szidon aux éditions de L’Atelier contemporain.
« […] L’odeur de la térébenthine, de l’huile de lin, des chiffons sales imbibés de peinture, tout ça, c’était un élément familier, c’est un apprentissage, je crois, qui m’a été précieux. Mon oncle était mon professeur aux Beaux-Arts, et par la même occasion, il est devenu mon ennemi, parce qu’il m’a foutu une baffe devant les élèves, parce qu’il trouvait que je faisais des choses décadentes. Il y avait une scène, il y avait un manitou qui venait de la capitale visiter l’École des beaux-arts nouvellement installée au Monténégro, dans le pays sauvage. Et je voyais encore mon oncle, le personnage important de la capitale regarder les dessins que je faisais, parce que j’avais vu des Emil Nolde, des Kirchner, des expressionnistes allemands dans un bouquin à la bibliothèque, et à quatorze ans, j’ai commencé à peindre des personnages avec des gros yeux, des bouches ouvertes et des choses comme ça. Vraiment, c’est comme si c’était hier. Le type regarde mes dessins, mon oncle s’approche, il jette les dessins par terre et il dit : « C’est ce petit cinglé de mon neveu qui a fait ça ! ». Il jette les dessins, je t’assure ! Il avait honte d’être l’instigateur d’une école expressionniste de la figuration libre dans un pays stalinien, à l’époque, c’était dans les années 1950. »
Portrait en fragments permet de découvrir ou redécouvrir l’œuvre et la trajectoire de Dado, né au Monténégro en 1933, installé à Paris dans sa vingtaine et rapidement reconnu jusqu’à New York, en l’inscrivant au sein d’une constellation faite d’autres artistes, les anciens, comme Rubens ou Goya, et les contemporains comme Bacon, Dubuffet, Bellmer ou Réquichot, mais aussi des marchands d’art, en particulier Daniel Cordier, des critiques, et des écrivains, notamment Kafka, Leiris, Pérec ou encore Louis-Combet et Messagier.
Mais Portait en Fragments est avant tout un immense entretien donné par Dado par Christian Derouet, en 1981 en préparation de l’exposition du Centre Pompidou « Dado, l’exaspération du trait », puis en 1988 dans le cadre d’un projet de livre. Les propos de Dado ont ensuite été organisés en chapitres thématiques par Amarante Szidon qui signe la préface de l’ouvrage. D’analyses, en anecdotes, la parole de Dado fait écho à son œuvre en déployant un univers et une époque.
On retrouve de la pudeur, des phrases tranchantes, rien de systématique, ni d’évident dans ce fil qui se déroule de la vie et de l’œuvre qui s’entremêlent : « […] Les choses sont longues, et je trouve que la vie est horriblement longue. Alors, il y a toujours du pain sur la planche : le dessin, la gravure. […] Mon rêve c’est que les gens ressentent les difficultés que j’ai eues mais sans que ces difficultés soient montrées ». Croûtes, œdèmes, organes mous, ça gicle, cingle, s’entasse, ça pullule sous le vent qui souffle, tout le monde est embarqué et personne indifférent. L’œuvre de Dado fascine toujours. Des images d’œuvres ponctuent le texte, permettant de garder prise avec la peinture, le dessin, leurs évolutions au fil des décennies, ou plutôt la constance de quelque chose qui résiste à la gloire en préservant sa radicalité, quitte à tomber en discrétion : « Ça a toujours été parallèle et ça le sera toujours. Je ne me fais aucune illusion. Je vois très mal que l’imagerie Dado atterrisse à la RATP, qu’elle atterrisse dans un lieu public, qui est notamment la couverture d’un magazine. C’est un peu inmontrable. J’y reviens, je ne veux pas me casser la baraque à moi-même, mais il s’agit tout de même d’une peinture de l’antichambre de la mort, les poubelles de l’hôpital. Je traîne cette espèce de boulet et je sais très bien que je suis condamnée à le traîner toujours. Et ma seule véritable raison d’être, c’est justement d’avoir pris ce créneau. »