L’exposition de printemps du Centre d’Art Contemporain de la Ferme du Buisson s’offre un titre en pied de nez, à la fois ironique et sérieux, chausse-trappe compris, celui de prononcer ou non le « s » final de « plus de croissance ». S’essayer à l’exercice et c’est voir, devant soi, se lever les armées des deux camps adverses. Tout le jeu de l’exposition est de se frayer un chemin pour mieux observer les forces en présence passées au filtre de la création contemporaine. Honnie ou adulée, la croissance et ses acceptions s’exposent ici à distance et en plein jour.
« PluS de croissance », c’est l’étendard inchangé depuis la révolution qui changea, au XIXème siècle, la place et la valeur du travail dans la société occidentale. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et presque sans discontinuer depuis l’Antiquité, le travail était cette charge qui limitait l’homme à sa condition d’animal laborans, l’accablant comme le joug venait peser sur le cou des animaux de traction. Asservissant pour beaucoup – esclavage, servage,… – il permettait à un petit monde de se détacher de cette nécessité première pour mieux administrer la cité ou jouir du temps qui passe en dégustant des mets fins. Au XIXème, comme l’analyse Hannah Arendt (« Condition de l’homme moderne ») et comme l’avait préparé le siècle des Lumières, la donne s’inverse : le travail est ennobli, l’oisiveté est passée de mode, les forces productives de la nation sont placées hautes sur le podium des valeurs en Occident. En France particulièrement, où l’idée fait tout et débouche le plus souvent sur une tautologie de bon aloi, refusant la nuance, exterminant l’aménagement de voies médianes ou intermédiaires « Plus qu’on vous dit que c’est par là, la bonne direction, ayez la gentillesse de ne pas regarder sur les côtés ». Il faut alors fixer le point au loin que vous montre un index bienveillant, lui même relié à un individu qui sait où réside votre bonheur futur. La promesse ? Le travail de chacun débouchera dorénavant sur un partage équitable des fruits de la croissance.
Depuis les débuts de l’humanité mais avec une accélération sans égale lors des révolutions industrielles, la croissance se matérialise sous la forme du progrès technique. Il est là, sous nos yeux, indéniable, et le plus souvent souhaitable ; Qui voudrait, en effet, d’un chirurgien-dentiste vous attendant avec une tenaille à la main ? Une grande partie du problème a cependant commencé à cette époque. L’évolution linéaire des avancées techniques a alors été perçue comme un modèle transposable au reste de la société, autrement dit si le progrès technique a conduit l’humanité du silex à la moissonneuse-batteuse en passant par la faucille, la recette doit pouvoir s’appliquer au reste de la société sans aménagement ni questionnement. Et pourtant. Dès la fin du XIXème siècle, la main invisible censée réguler l’économie des nouvelles démocraties ne remplit pas pleinement sa mission, loin de là, un laisser-faire hégémonique et sans ambages échoue à réduire à néant la pauvreté ouvrière. Le patronat social empreint de saint-simonisme – la famille Meunier par exemple dont la ferme du buisson était une extension de la chocolaterie industrielle et fournissait, entre autre, le lait aux familles des salariés – cherche à corriger les défauts évidents du système. Mais déjà ce dernier s’auto-protège, cet échec s’expliquait sans doute parce que ce libre-échange n’était pas aussi libre qu’il aurait du l’être en théorie.
Recommençons à nouveau, pour voir si cela marche mieux. La Belle époque, la relance des deux guerres mondiales et les Trente glorieuses ont permis de draper joliment les cafouillages de la machine. Alors s’il ne faut pas jouer le même jeu – soit tout refuser dans la notion de progrès et de croissance pour les raisons données plus haut – une grande partie de cette course en avant reste sujette à de vives interrogations. C’est que la donne a changé – le siècle des idéologies est révolu- on déconstruit les éléments point par point car nous sommes revenus de la solution unique et idéale. La revendication est plus discrète, on fait local avant de crier global. Dans le même temps le lien entre croissance et travail s’est vu perturbé par une financiarisation poussée de l’économie. Des outils financiers de plus en plus opaques dans leurs fonctionnements ont consacré le découplage entre travail consenti et montant des revenus acquis. Le partage des fruits de la croissance apparaît de plus en plus injuste offrant un terrain fertile à la frustration et à la violence (Mark Boulos, « All That Is Solid Melts Into Air », 2008, installation vidéo, 15’)
Nombreux sont ceux qui ne veulent plus d’un monde comme un vaste terrain d’un jeu où puiser à l’aveugle les ingrédients de notre confort. Ils viennent remettre en cause une certaine acception de la croissance telle qu’elle est soutenue par des représentants de tout bord – partisans du libre-échange mais aussi partisans de la présence de l’État expliquant la bouche en cœur que la déesse croissance elle paye tes retraites et ton système de santé alors il ne faut pas trop la provoquer. Feignant de pas voir le lien, ils ne s’interrogent que rarement sur un système de solidarité replié sur ses frontières alors que plus d’un milliard de personnes ne mangent pas à leur faim sur cette planète,… la liste est longue, il faudrait la répéter – toujours et encore – pour suivre le précepte de Beuys, mais le temps presse.
L’artiste, libre d’intervenir dans les champs de son choix – l’un des derniers à l’heure de la spécialisation et de l’expertise – s’empare de la notion de croissance dans toute son ambivalence – mise à distance critique de cette notion comme elle est défendue par l’école économique néo-libérale ou valorisation de la croissance comme moteur de l’action, de son action.
Dans ce bain sémantique, il y a, en premier lieu, la croissance immuable et silencieuse de la nature, la seule réalisant une croissance cyclique parfaite, s’anéantissant et se régénérant toujours. Avec Charlie Jeffery, elle se fait envahissante et vient pénétrer les bureaux et les open-space, un palmier surgit du photocopieur, des plantes font mousser l’assise des sièges (« The office of Imaginary Landscape », 2012, installation, matériaux divers),… La croissance biologique en toile de fond vient rappeler des évidences. Avant d’être une notion écartelée de toutes parts, la croissance du vivant est ce qu’elle est, c’est tout, elle n’offre pas de prises au jugement : la pousse grandit, l’enfant devient adulte. Mais quel adulte ? Gustav Metzger (« Mirror Trees », 2012, arbres, béton) déracine trois arbres non loin de la ferme, les ébranche et vient planter leurs cimes dans des blocs de béton. Ils sont trois monuments à l’art autodestructif [les arbres se vident peu à peu de leur force vitale au cours de l’exposition], un art qui « rejoue, écrit Gustav Metzger, l’obsession pour la destruction, la volée de coups à laquelle l’individu et les masses sont sujets. L’art autodestructif démontre la puissance de l’homme a accélérer le processus de désintégration de la nature et à la mettre en œuvre. ». Metzger porte un regard inquiet sur les capacités des hommes à confondre les fins et les moyens et dans une acception complète de l’écologie, vient mettre en scène les noires conséquences de nos actions.
Le pessimisme de Metzger se teinte d’une certaine forme d’ironie chez Simon Starling. L’artiste scie avec une mélancolie musclée la branche sur laquelle nous sommes assis. Il traverse un lac écossais à bord d’une petite embarcation de bois dont la force motrice est un moteur à vapeur. Il alimente la chaudière avec les planches que forment sa frêle esquif. La scène est scandée par un diaporama. La barque diminue dangereusement, la chaudière est chauffée à blanc, le petit bateau s’emballe vers son but, à la verticale de la destination prévue. Bien vite, il ne reste plus visible que le sommet de la petite cheminée, l’opacité tourbeuse du loch ne laissant rien deviner du voyage silencieux qu’entame la barque vers les grands fonds.
La technique est un moyen, elle ne vous dit rien de la fin, elle s’en contrefiche, une scie c’est neutre, idéale pour couper une branche ou un bras. On remarquera que cette course à la croissance provoque en contrepartie un flot de recommandations censé maîtriser cette société dite du risque. Qui ne s’est pas interrogé sur la pléthore d’indications qui entoure le moindre mode d’emploi s’adressant alors à chacun comme à un enfant ayant encore ses dents de lait (« une bougie – ne pas laisser sans surveillance – peut brûler », « Attention grand froid : couvrez-vous, bonnets et écharpes » panneaux d’information de la Mairie de Paris, février 2012). Simon Starling avait déjà récupéré cette barque auprès d’un pêcheur qui l’avait sortie de la vase et remise à flot. Le cycle peut continuer, tout n’est pas perdu, avis aux a(r)mateurs.
Toute l’exposition et son parcours jouent subtilement de cette ambivalence, la séduction qu’opère la croissance, celle nécessairement nourrie par notre énergie vitale et celle, dénaturée, de la financiarisation de l’économie demandant toujours plus au grand nombre pour un cénacle plus ou moins invisible bien que criant très fort dans les salles des marchés. Un fast-food inondé (Superflex, « Flooded McDonald’s », 2009) révèle l’opacité crasse d’un monde dont beaucoup ont perdu l’intelligence : celle de vouloir comprendre les conséquence de notre sur-exploitation de l’environnement et des autres. Flottent dans une eau trouble irisée par les reliquats des bains de friture, une chaise dans l’esprit bistrot (adaptation du fast-food à la culture du pays, une stratégie qui a fait ses preuves, l’Eglise recycle les dieux païens sous forme de saints, le fast-food s’empare de quelques clichés locaux et s’inscrit dans l’histoire culturelle d’un pays, le déguisement de clown facilitant alors grandement la manœuvre) des serviettes et des emballages comme cette chaîne en consomme des dizaines de tonnes par jour. Vous connaissez la réponse : « Mais c’est de l’emploi dont vous parlez là, et puis les gens aiment manger gras, mon pauvre ami vous vous perdez… » Le cynisme des détracteurs d’un « penser autrement » se réduit bien souvent à un regard de commisération pour ceux qui ne comprennent pas les rouages de la grande machine. Mettez un peu de cœur à l’ouvrage, encore un effort ! Ca fonctionne comme un déjeuner chez Mac Do, le tube digestif bourré de graisses insaturées, de pain de mie insipide, une demi-heure après, un rot s’est difficilement frayé un chemin, puis la faim reprend, l’illusion bat son plein. Beaucoup savent que ce modèle n’est pas fait pour durer et beaucoup se taisent, « money, money, money, must be funny, in the rich man’s world… ».
Prenons un peu plus de distance. Thorsten Streichardt s’approche avec subtilité de la notion de croissance, il dessine longuement une œuvre qui fait référence au temps, mais aussi à la durée, au début et à la fin de la représentation (« CRSSS », 2012, dessin, crayon sur papier, dispositif sonore). Face à une immense feuille de papier dotée de capteurs de son, il trace de nombreuses lignes aussi loin que peut porter son bras. Associé à la contemplation de la pièce, le spectateur entend les bruits du crayonnage, des hésitations et des ralentissements. Streichardt accumule ses lignes, les estompe. Il n’a pas pour première étape une idée du dessin futur, il laisse venir à lui, à force de traits, l’apparition de la première image, une figure peut-être. Une fois cette épiphanie réalisée, elle signifie la fin du dessin. Le spectateur, tacitement invité à cette prise en relais, peut faire de même.
Cette façon de faire renvoie aussi à un modus operandi artisanal où le geste et le contact avec la matière viennent, au préalable, nourrir l’imagination. Comme pour le faire artisanal, il vient provoquer l’expérience de la fin sans se leurrer d’une perfection inatteignable interrogeant aussi, en périphérie de son travail, la tension de systèmes théoriques vers un état ultime de perfection jamais atteint dans la réalité. Des courbes aussi chez Toril Johannessen mais d’un autre ordre (« Expansion in Finance and Physics », 2010). S’interrogeant sur les corrélations entre art et science, elle calque sur de grands diagrammes, les trois courbes de modélisation de la croissance économique selon Solow avec les courbes d’expansion de l’univers. Elles se juxtaposent presque parfaitement ouvrant le champ à de multiples interrogations, intuitives chez l’amateur, rarement astro-physicien ou économiste, il faut bien le reconnaître. Si l’univers cesse son expansion – question soulevée par la communauté scientifique actuellement – quid du reste ?
« Il est intéressant de se rappeler qu’au même moment où le monde amorçait son virage vers un système fondé sur le productivisme et la démesure, une partie de la modernité artistique faisait sienne un tout autre credo : less is more » souligne avec justesse Julie Pellegrin la commissaire de l’exposition. Préférons alors chez Blazy, plus qu’un discours littéral, la contemplation d’un mur badigeonné d’agar agar teinté de colorant orange ou la beauté inattendue des formes générées par ses poubelles moussantes. Un ironique laissez-faire mêlant économie de moyen et d’énergie.
Vous avez jusqu’aux grandes vacances pour aller interroger votre confort moderne à l’aune d’une exposition réussie, c’est le printemps, admirez aussi les bourgeons, les feuilles vert tendre et les fleurettes, toute cette nature qui croît elle, sans bruit, sans prix, mais jusqu’à quand (1) ?
1- “Depuis 2008, plus de 40 millions d’hectares [de terres agricoles] ont été achetés ou pris à bail par des investisseurs étrangers, alors que la moyenne annuelle s’élevait jusqu’alors à 4 millions. […] La crise financière de 2008 a accéléré le processus. Dans un contexte d’instabilité financière, de niveau élevé des prix agricoles et de raréfaction des terres fertiles, l’achat de terres agricoles apparaît comme un investissement prometteur à moyen terme. Le développement des agrocarburants contribue à exciter l’appétit des investisseurs.
Les acteurs sont nombreux : les Etats qui cherchent à contrôler leur approvisionnement, les fonds d’investissement, les industriels. La plupart des projets se concentrent sur l’Afrique subsaharienne (69% de la superficie globale), avec un penchant pour les pays aux gouvernements faibles ou instables. La frontière entre public et privé est poreuse : les Etats ont besoin d’entrepreneurs privés pour réaliser sur place les investissements agricoles, les entreprises ont besoin au moins de protection juridique pour sécuriser leurs investissements par des traités internationaux.” Sotinel, Claire, Prises de terres à tous bouts de champs, Libération, 15 octobre 2010.
“ L’Éthiopie […] est le théâtre d’une véritable course aux terres arables. Les organisations non gouvernementales (ONG) qui dénoncent le phénomène l’appellent le Land grabing (accaparement de terre). L’achat ou la location à vil prix de centaines de milliers d’hectares, par des investisseurs le plus souvent étrangers, se sont répandus en Afrique mais aussi en Asie, en Amérique latine ou en Europe de l’Est.”
Van Kote, Gilles, Ruées sur les terres d’Éthiopie, Le Monde, 6 janvier 2012.