Philippe Bazin rassemble dans cet essai un ensemble de textes qui font écho à son engagement personnel de photographe ainsi qu’à sa collaboration avec la philosophe Christiane Vollaire pour « un manifeste documentaire ». Ils interrogent en commun la place des images photographiques dans l’espace public.
A notre époque la question des migrations pose un point de focalisation qui prolonge les interrogations modernes d’Annah Arendt et de Walter Benjamin. L’auteur souhaite travailler de façon critique sur « ce qui reste, les « reliefs », le rapport à l’histoire, à l’archive, à la parole. »
L’essai First and Last à partir de George Orwell produit des liens transhistoriques qui permettent à Philippe Bazin de remettre au premier plan un pionnier trop méconnu, l’écossais John Thomson (1837-1921). L’intérêt de sa pratique est d’appliquer le même regard documentaire qu’il se trouve en Chine pour ses Illustrations of China and its People (1873) ou qu’il rentre à Londres dans une recomposition naturaliste des scènes de rue. Le lien est fait avec les protocoles des derniers livres de Walker Evans et du créateur de 1984.
Faisant retour sur le document social, à côté des interrogations modernistes menées au MOMA par John Szarkowski autour de son exposition New Document il met en avant les attitudes plus contemporaines du groupe de San Diego. On connaît en Europe les œuvres de Martha Rossler ou d’Alan Sekula. Il rappelle à juste titre l’action complémentaire de Fred Leonidier ou de Phel Steinmetz, tous cherchent à produire « un outil critique du monde ». Ce groupe de San Diego est issu au début des années 1970 de l’Université de Californie, ses quatre principaux membres sont élèves de David Antin et de John Baldessari mais reçoivent aussi les enseignements théoriques d’Herbert Marcuse et de Michel de Certeau.
Sans former une école au sens moderne du terme ils vont partager un même goût du montage « entre els photographies, montages entre textes et et photographies comme alternative à la page de presse, comme production d’une contre-information. »
Eux-mêmes accompagnent leur production plastique d’une réflexion théorique. Ainsi dans Défaire le modernisme Sekula analyse la série de Fred Leonidier Health and Safety Game qui met en perspective la question sociale des accidents du travail.
Dans ce renouveau Bazin insiste aussi sur la refonte de la street photography par Pilipp Lorca di Corcia grâce à l’ajout performatif de compléments lumineux. L’artiste produit ainsi aussi bien des photographies de mode qui reprennent ces codes urbains que des photos de prostitués mâles dans les rues américaines.
Le livre met également en avant des artistes moins connus dans le système artistique .Une étude est ainsi réservée au chilien Camilo josé Vergara qui se consacre à « l’évolution du paysage de ghetto » à travers toute l’Amérique. Il explore de façon scientifique avec une visée sociologique les zones minées par les trafics de drogue, les espaces relégués aux sans-abris, les prisons et les différents types de quartier en marge.
On découvre aussi dans cet essai les protocoles du français David Marlé exerçant en Belgique son approche à la chambre du paysage « menacé par le monde de la communication et du militaire » que l’auteur rapproche de celle du hollandais Bas Princen. Entre paysage et lieux de l’idéologie la série 407 camps de Mahaut Lavoine répertorie cartographiquement les lieux d’enfermement des étrangers à travers l’Europe et les pays voisins.
L’interrogation se généralise dans Ne pas photographier les migrants, pourquoi ? reprenant une question posée par Raphaëlle Bertho. Ce texte pose entre autres la question des stéréotypes dont celui du gisant hérité de l’iconographie chrétienne.
Le livre fait la part belle à des auteurs féminin , confirmés comme Claire Chevrier, Géraldine Millo et ses « corps guerriers » ou l’afghane Lida Abdul. Elle réinstalle des portraits d’un photographe ambulant de son pays qui dressent ainsi dans leur ré-enactment la vision d’un peuple.
En fin d’ouvrage la longue analyse sur Lewis Baltz comme modèle de cette nouvelle attitude documentaire critique précède une étude sur la pratique personnelle de l’auteur en milieu psychiatrique accompagnée du regard de la philosophe qui l’accompagne sur différents internationaux. Cela permet en conclusion à Philippe Bazin de nous suggérer ses Douze prescriptions pour une photographie documentaire critique.
Il y développe le lien nécessaire aux autres champs d’interrogation de la société contemporaine et notamment ceux hérités des sciences humaines. Essentiellement prospectif ce type de travail fait se télescoper différentes questions très actuelles. Il doit se situer plus près du désir de monument que de celui du simple document. La prise de distance supposée encourage dispersion et écart, encore renforcés par les mixtes photo-texte. Les œuvres produites le sont ainsi dans l’intelligence du spectateur dont le regard lui aussi critique est sollicité. Loin de leurs fondements décoratifs et nostalgiques atant que de leur neutralité anti-lyrique elles inventent leurs formes dans différentes versions du montage.