Profession critique d’art Claire Margat

La critique d’art peut être envisagée comme une profession, mais au sens d’une « profession de foi » : c’est une attitude vis-à-vis des choses de l’art. Qu’appelle-t-on critique d’art ? Y a-t-il une formation pour le devenir ? Quelle est sa nécessité ?

Qu’appelle-t-on critique d’art : Un discours
Une critique est d’abord un discours – c’est le fait de parler sur ou d’écrire sur l’art.
Parler : cela peut se faire d’une manière spontanée, avec ses proches, dans les dîners, l’art est toujours un facteur de sociabilité. Et la critique est présente dans des émissions de dispute radiophonique qui en restent au niveau du goût – mais critiquer, ce n’est pas dire j’aime ou je n’aime pas, se contenter d’énoncer ce qui me plaît individuellement. Dans l’émission de France Culture hélas terminée L’Art et la Matière de Jean de Loisy, on est plutôt au niveau d’une émission d’historien d’art que de critique.
La critique d’art n’est pas l’histoire de l’art
Contrairement à l’histoire de l’art qui a débuté en Allemagne avec les écrits de Jacob Burckhardt sur la civilisation de la Renaissance en Italie et qui a suivi le développement de l’historicisme allemand avec la philosophie esthétique de Hegel, puis italien avec son disciple Benedetto Croce, la critique d’art remonte en France à une tradition littéraire plus ancienne qui suppose l’existence de journaux, de publications : à l’âge démocratique des Salons, la critique d’art a toujours été le fait d’écrivains – Diderot avec Les Salons, Baudelaire dont les textes de circonstances ont été réunis sous l’intitulé l’Art romantique, Huysmans, Mirbeau, Apollinaire, Félix Fénéon, au 20ème siècle Leiris, Yves Bonnefoy, et tant d’autres…
Enfin, l’histoire de l’art porte sur l’art du passé – d’où le présupposé méthodologique de Hegel d’une « fin de l’art » – ou de l’art qui est en passe de l’être, alors que la critique est contemporaine de l’art dont elle parle.

Mais que signifie critiquer ? Le mot « Crisis » désigne en grec l’action de séparer, de discriminer, de rechercher des classifications, des catégories … dont certaines sont discutables comme les « néoromantiques » du critique Waldemar Georges qui est reprise actuellement faute de mieux pour l’exposition de Patrick Mauriès au musée Marmottan
La critique d’art désigne une activité. C’est le fait de juger une œuvre singulière ou particulière non pas par rapport à un idéal académique, mais par comparaison avec d’autres. Cela suppose au préalable de se forger un goût individuellement, d’apprendre à connaître l’art d’une manière empirique
Le philosophe David Hume avait réfléchi à l’époque des Lumière sur la critique comme relevant du goût dans son essai sur la Norme du Goût où il cite un passage de Cervantès. Puisque nous sommes à Bordeaux, on peut ici reprendre sa comparaison : goûter le vin exige en œnologie de se former le palais, mais ensuite de posséder aussi un vocabulaire en adéquation avec le « goût », la sensation, pour transmettre le sentiment éprouvé. C’est une sensation qui s’appuie sur l’expérience, c’est-à-dire la mémoire de ce qu’on a acquis, et qui peut devenir verbale en étant traduite en paroles.
Tout le monde, affirme Hume, se sent ou se croit apte à avoir du goût et donc à pouvoir apprécier et critiquer une œuvre d’art en en discernant les qualités ou les défauts :
« Cette délicatesse, tout le monde prétend l’avoir ; chacun en parle, chacun voudrait ériger son goût particulier en règle du goût […]. Pour ne pas puiser dans des sources trop profondes, nous aurons recours à un événement très connu tiré des aventures de Don Quichotte. Ce n’est pas à tort, dit Sancho à l’écuyer au grand nez, que je prétends me connaître en vin ; ce talent est héréditaire dans ma famille. Un jour, deux de mes parents furent requis de dire leur sentiment sur une barrique de vin : ce vin, étant vieux et d’une bonne année, devait être exquis. Le premier le goûte, le considère, et après mûre réflexion prononce que le vin est très bon ; à cela près qu’il lui trouve un petit goût de cuir. Le second, après avoir usé des mêmes précautions, décide aussi en faveur du vin à la réserve d’un goût de fer, qui lui paraît très sensible. Vous ne croirez jamais combien on se moqua d’eux ; mais qui fut le dernier à rire : la barrique étant vidée, on trouve au fond une vieille clef, attachée à une courroie.
Si l’on réfléchit sur la grande ressemblance qu’il y a entre le goût spirituel et le goût corporel, il sera facile de faire l’application de ce récit.
Quoiqu’il soit certain que le beau et le laid n’existent pas davantage dans les objets que le doux et l’amer, et que toutes ces qualités n’ont également leur existence que dans le sentiment interne ou externe, il faut pourtant qu’il y ait dans les objets des choses propres à produire tel ou tel sentiment ; or comme ces choses peuvent s’y trouver en petite quantité, ou bien être mêlées, ou comme délayées les unes dans les autres, il arrive souvent que des ingrédients aussi subtils ne frappent point le sentiment, et que l’on ne soit point affecté de chaque goût particulier. »
David Hume, La Règle du goût [1757], trad. de l’anglais, révisée par C. Salaün, Fayard, « Mille et une nuits » 2012, p. 25-26

Une critique part à la recherche d’une logique de la sensation – elle applique un logos, une logique, un discours argumenté à un ensemble de sentiments de sensations.nuels sur belin-education.com
Logique de la sensation est le titre du livre de 1981 Gilles Deuze sur la peinture de Francis Bacon. Il fait une réélaboration de la sensation. Mais il faut savoir que ce livre est une création éditoriale, un ouvrage de commande et non pas le résultat d’un choc esthétique personnel du philosophe : il présuppose des idées philosophiques et la capacité de tenir un discours. Le directeur des éditions de la différence, Joachim Vital, qui avait eu l’idée de ce livre, a envoyé des reproductions des tableaux de Bacon à Deleuze. Quand le livre est paru, il le raconte dans ses mémoires, lors d’un dîner qu’il avait organisé pour faire se rencontrer Bacon et Deleuze, ils ne se sont même pas adressé la parole. Mais leur rencontre n’avait-elle pas déjà eu lieu ?

Quelle formation pour devenir critique ?

Devenir critique ne demande pas vraiment une formation initiale mais une expérience acquise sur le long terme dont la condition est une insertion spécifique dans un milieu propice à la réflexion critique. Catherine Millet évoque bien comment elle est devenue critique d’art dans son ouvrage Commencements (Flammarion, 2022 ) où elle décrit ce qu’on nomme « le monde de l’art » ainsi : « à la toute fin des années 60 et au début des années 70 en Occident, écrit-elle, une petite partie de la population, qui ira s’élargissant de plus en plus considérablement, trouva dans la création artistique un espace de liberté que le modèle politique mis en place à l’Est ne pouvait plus laisser espérer et un espace de gratuité qui permettait d’échapper au modèle triomphant de l’Ouest. Ils fondèrent une sorte de communauté, non pas fermée mais extrêmement accueillante, convainquirent quelques responsables d’institutions de les rejoindre et la communauté élargie devient un monde à part. » Elle précise d’ailleurs : « le monde de l’art reste l’un des milieux, sinon le seul, où se croisent sur un plan d’égalité des personnes dont les niveaux de vie sont sans commune mesure. C’est un monde où les différences sociales, si elles ne disparaissent pas, loin de là, du moins s’estompent, les plus démunis côtoient les plus riches. »
Devenir critique d’art suppose pour elle d’avoir su s’intégrer à ce milieu cosmopolite et bigarré, toujours en mouvement.

Dans mon cas, étudier la philosophie de l’art n’a pas été suffisant – le fait de côtoyer des artistes et de connaître le milieu de l’Art Brut : collectionneurs, galeristes, musées, artistes… a été déterminant.

Quelle est la nécessité de la critique d’art ?

La curiosité, le plaisir d’écrire : pour soi d’abord, de prendre des notes au cours d’une exposition, après un film, avoir vu un spectacle… et le plaisir d’échanger avec d’autres et, surtout avec des artistes, non pas tant qu’ils aient besoin d’une légitimation verbale ou de textes pour leur communication, mais d’un retour sur leur pratique.
On peut écrire, on peut aussi photographier ou filmer (se pose alors la question du média utilisé : blog, audio-visuel, podcasts audio)
Une spécialisation est le plus souvent requise pour se faire une place et se former une culture personnelle (on aime le cinéma, non en général, mais un cinéma de genre, films d’horreurs par exemple, non la bande dessinée mais les mangas, des formes de musique, de danse etc… ) Même si le plus important reste d’avoir une culture générale et un talent pour écrire. La question du goût ne doit pas être trop importante même son goût personnel peut être mis entre parenthèses –
Kant « Le goût gêne l’intelligence » disait-il à propos du style de Rousseau, qu’il devait le relire pour le comprendre et ne pas se laisser bercer par la beauté des phrases. Je pense que l’interprétation, l’herméneutique est déterminante – en cela, je peux comparer la critique d’art à la recherche psychanalytique d’une sens caché derrière le sens manifeste.
Intelligence ou interprétation ? l’art est-il un langage ? La critique d’art reste liée pour moi à une époque où elle est devenue moins poétique, moins littéraire et plus « scientifique » avec le structuralisme et la sémiologie – comme avec le philosophe Lyotard dont la thèse Discours Figure de 1971 a eu de l’influence sur son disciple le critique Bernard Lamarche-Vadel.

Mise en œuvre critique sur un exemple : un tableau de Gerhard Richter. Cinq Portes
5Türen Five Doors, 1967, Oil on canvas, 235 x 550 cm

Lors d’une visite de presse au Museum Ludwig de Cologne pour rendre compte d’une exposition de URSULA, mon regard a été arrêté et même happé par ce très grand tableau. J’étais assise dans un grand couloir de ce beau musée sur un banc à côté de la conservatrice en chef du musée qui me donnait des informations, et soudain je me suis mise à lui expliquer le tableau qui était devant nous, disposé à peu de distance de son très célèbre tableau d’un Nu descendant l’escalier.

On regarde peu souvent une porte : on s’en sert, et le plus souvent, une porte doit être ouverte ou fermée – alors qu’ici, on voit des portes entrouvertes sur un extérieur neutre, dont la taille approximative est à l’échelle 1 : une porte mesure en général 2m 10 de hauteur et de 70 à 90 cm de largeur.
Répétition iconique d’une porte banale. Hyperréaliste sans être un trompe-l’œil, ce tableau répétitif de cinq portes montre, en réalité, cinq fois la même porte : il réplique une même entité, mais ce n’est pas à l’identique, on voit une porte, la même porte, s’entrouvrir légèrement, un petit peu plus à chaque fois, si l’on regarde bien l’angle de rotation et d’ouverture. Représenter une porte en train de s’ouvrir permet à l’espace de s’ouvrir vers une temporalité – de même que descendre marche après marche un escalier – voir s’ouvrir une porte image après image dans des instant photographiques arrêtés à la Muybridge figure une temporalité, nous donnant accès au temps avec des images fixes. Le tableau nous invite à regarder un accès au dehors vers un extérieur indifférent et indifférencié, mais cette ouverture nous interpelle.

Être interpellé par une œuvre : c’est se sentir convoqué pour mettre en mots, que ce soit à l’oral ou à l’écrit, ce qu’elle nous dicte à ce moment précis.
On voit une ouverture progressive mais incomplète : la porte reste entrouverte. Cela suffit à esquisser un espoir. Et avec ce mouvement esquissé, la peinture, art de l’espace, fait signe vers la temporalité de ce qui peut advenir. Ce tableau serait à sa place dans un couloir conduisant chez un psychanalyste tant il met en images la formule freudienne : là où était le ça, le moi doit advenir.