Dans le paysage de l’art contemporain, on rencontre toujours plus d’œuvres de facture classique, c’est-à-dire de peintures, qui plus est figuratives. La figuration n’est pas tant par principe narrative que le moyen de réaliser des images d’un genre particulier. Ces images donnent lieu à des synthèses entre des mondes imaginaires et des éléments tirés de la réalité. C’est ce mélange qui fait de ces images un scalpel apte à découper l’épaisseur même du temps.
Miguel Macaya est un peintre classique, tant par sa technique que par ses sujets. Et pourtant ses natures mortes comme ses animaux, au repos ou en mouvement, sont le fruit d’un travail qui porte, pourrait-on dire, sur ce qu’il y a d’essentiel dans la peinture : l’incarnation. Mais l’incarnation dans la peinture est image et la puissance des tableaux de Miguel Macaya tient en ceci qu’il convoque tous les modes d’apparition de l’image. Pour comprendre à quelle image ses pinceaux donnent vie, il nous faut cependant oublier que nous ne la concevons aujourd’hui, l’image, que comme issue de la capture de l’instant que nous proposent photographies ou vidéos. Or elle est autre. Elle rend compte de la manifestation visible de la pensée, de la manière dont le cerveau dans son intimité de caverne rend le monde non seulement sensible mais possible.
Il faut pour cela dire que l’autre image, celle que la peinture seule peut faire exister, est en fait à la fois le fruit amer d’une accumulation séculaire et la capture d’une ombre éclairée fortuitement. Elle est ce qui revient du plus loin de la mémoire et ce qui passe au plus près de nos sens. Et seule cette alchimie qui convoque une mémoire impossible et une réalité impalpable fait que l’image picturale peut devenir une réelle incarnation.
A rebours des images techniques, l’image qui existe sur une toile vit et vibre comme nous. L’art de Miguel Macaya consiste en sa capacité de donner corps à ce mystère et de nous rappeler, par la nuit de ses fonds, que l’oubli est le meilleur allié de la sensation. L’image ici est peinture parce qu’elle tremble et que ces tremblements font monter en nous un autre tremblement plus intime et plus vrai, celui qui nous libère du temps et nous montrant combien nous lui appartenons.
Stefan Hoenerloh, lui, peint à l’évidence des paysages imaginaires, mais avec une telle minutie, avec une telle précision, avec une telle passion que c’est dans l’enfer d’un rêve sombre qu’il nous entraîne. Il avait un tout autre métier lorsqu’il a commencé de peindre. Et c’est parce que ce thème s’est imposé à lui, ces ruines absolues, ces mondes sans hommes, ces enfermements sans espoir, ces images grises comme le temps mort d’après la fin de l’histoire, qu’il s’est mis à peindre.
La minutie du travail, la lenteur de l’exécution, la précision du dessin puis des détails, tout ici concourt à faire de ses tableaux des images d’un genre particulier, des images qu’au fond on ne pourrait pas faire avec un appareil photographique ou autre.
En effet, il manquerait une chose à une photographie de lieux qui pourraient ressembler à ceux-là. Précisément le fait qu’une peinture est une synthèse complexe de perceptions diverses et de sensations inexprimables d’un seul « clic », intransmissibles d’un seul regard. Ce n’est donc pas tant le « métier » ou la « technique » du peintre qui importe, que le temps de l’œuvre, celui de sa gestation, celui de sa réalisation.
Ce temps incalculable, c’est précisément le sujet des œuvres de Stefan Hoenerloh. Ce qu’il réussit à rendre sensible, c’est la peau du temps, cette épaisseur apparemment immobile des pierres, cette dureté sans appel de bâtiments vides de toute présence humaine ou animale. Et chaque tableau fait passer en chacun de nous un scalpel si fin que nous ne le sentons pas immédiatement passer à travers la chair de nos rêves pour en dévoiler l’envers.
Parfois, il retravaille le même tableau. Et de l’enfermement qui caractérise les bâtiments qu’il peint, on pourrait croire qu’il nous fait passer vers l’espoir en les ouvrant sur le ciel. Mais à bien y regarder, la démarche est inverse. En donnant une sorte de luminosité plus intense à certaines de ses toiles, en nous faisant lever la tête vers le dehors, il nous fait ressentir au contraire qu’il n’y a vraiment rien à attendre de ce dehors. Par contre cela fait naître en nous une sensation plus intense, celle du basculement de « tout » dans l’indifférence.
Car la loi intime du temps, celle que la peinture peut encore et toujours nous révéler, c’est celle de l’indifférence du réel à nos attentes et à nos espoirs. Rien n’a lieu dans le monde que la lenteur incommensurable de la dégradation de tout ce que les hommes ont pu ériger comme du reste et cette dégradation, ils ne la verront pas, car, obsédés par cette évidence, ils construisent toujours de nouveau. Ils sont prêts à tout pour oublier cette loi.
Les œuvres de Stefan Hoenerloh nous font éprouver avec violence ce que seule la peinture peut nous faire éprouver, que l’image peinte peut être le plus terrible des scalpels, celui découpe la peau des pierres, celui qui déchire l’espérance sans qu’aucune de sang ne coule.
Iris Fossier dessine, grave, colle, peint. Elle est à la recherche de l’empreinte. Non qu’elle espère la trouver, traînant là sur le sol et qu’il n’y aurait qu’à la ramasser. Elle sait que l’empreinte est quelque chose qui se construit parce que c’est quelque chose qui s’invente. Dans les mains de tout le monde, il y a l’appareil photographique et l’illusion de l’instant, de sa capture dans l’éternité du rien. Elle aussi parfois fait des photographies, mais c’est juste un activateur de sensation. Ainsi ses paysages minuscules sont bien des empreintes, mais pas de ce qu’elle a vu, de ce à travers quoi elle est passée. L’empreinte est ce que le corps-pensée invente pour donner à ses sensations la forme durable du regard. C’est pourquoi la forme majeure de l’empreinte reste l’image, la fabrication d’images.
Ce qu’Iris Fossier sait plus que d’autres, c’est la densité du visible dans la mémoire de l’œil. Il n‘en a pas ou presque pas. L’image est une quête et pas un résultat, un processus qui se rétracte en une improbable synthèse, toujours voulue, jamais contrôlée. Il n’y a qu’à voir son grand tableau. Le Maréchal des poupées sur son cheval qui se bat contre le gris de l’oubli, en émergeant d’un racolage de papiers collés et qui exhibe sa culotte comme un sexe qu’il voudrait justement cacher. Mais c’est précisément cela qui se montre dans le gris infini des souvenirs qui s’évanouissent, ce que l’on voudrait oublier. Comme quoi l’oubli n’est pas une opération que l’on contrôle. L’image non plus en fait.
Mais ce dont nous parle véritablement Iris Fossier, c’est du fait que l’image que l’on croit être le résultat d’une accumulation est en fait celui d’une soustraction. La synthèse qu’elle est, se fait par défaut. C’est ce qui reste quand le regard a été transporté et gavé et qu’il s’est noyé en lui-même, ivre de sa propre avidité et saoul pourtant de l’immensité incalculable du dehors, du visible. Ses papiers d’Angkor le disent avec évidence. Ils saisissent un travers particulier du fonctionnement de l’invention des images par le corps-pensée. Lorsque le fond s’efface et que l’on croit que le premier plan a gagné le combat, qu’il incarne le vrai souvenir, on sent en fait que c’est lui qui va s’effacer et que sortant de nulle part le fond va renaître de ses cendres. C’est aussi cela que nous dit le regard des animaux, profond comme le néant et vivant comme la mer et l’on sait qu’Iris Fossier a pour eux, les animaux, un amour élevé. Dans leurs yeux, c’est la folie du regard qui s’exprime, d’être à la fois vide d’un être et plein de la magie du monde.
Jean-Louis Poitevin 17 06 08