La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Puiser ou couper, soustraire pour abstraire

À l’intersection du naturel et de l’artificiel, tel est le jaune dont Pedro Cabrita Reis a recouvert les murs de la galerie. Aux fondements de sa pensée archi-sculpturale, tel est ainsi le pictural qu’il désigne comme originel. Lieu premier de l’art, tel est en effet le tableau après la fresque et le retable : s’il fait aboutir l’idée de peinture en tant qu’elle précède la sculpture, c’est qu’il est lui-même issu des motifs pariétaux, terres rouges et cendres noires travaillées par l’humanité d’avant l’histoire, signes du regard qui s’est constitué comme pensée avant tout langage articulé formulant la pensée.

La métaphore est l’application à une chose d’un nom qui lui est étranger par un glissement d’un genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien selon un rapport d’analogie. Par « du genre à l’espèce », j’entends par exemple : « voici ma nef arrêté », puisque être mouillé est une façon d’être arrêté ; par « de l’espèce au genre » : « Assurément, Ulysse a accompli dix mille exploits », car dix mille signifie beaucoup, et l’auteur l’a ici employé à la place de beaucoup ; par « de l’espèce à l’espèce » : « de l’airain ayant puisé sa vie » par exemple et « ayant coupé, de l’inusable airain », car dans le premier cas, puiser veut dire couper, dans le second, couper veut dire puiser, et tous deux sont des façons d’ôter(1).
Aristote, Poétique

Formellement minimale et foncièrement méditative, l’œuvre de Cabrita Reis est aussi intense par sa dimension philosophique que dépouillée dans son organisation architectonique. Habitée par une lointaine mélancolie, elle réfléchit l’espace qui lui préexiste et qu’elle transforme en élément in situ d’installations élaborées par des matériaux froids et coupants – métal, néons, verre, briques ; tous matériaux de construction assemblés en forme de structures nues, fondations ou ossatures d’un monde abandonné ou inachevé. Dès lors, sensuel comme le jaune poivré de Gauguin mais en même temps acide comme le jaune industriel du pop art, est celui par lequel l’artiste a aujourd’hui transformé l’espace d’exposition en surface de monochrome.

Lisse et uni, lequel monochrome est toutefois réduit au stade de la peinture en toile de fond. Reporté à l’échelle du lieu, il est en effet rompu par des plaques de verre posées sur le sol et inclinées contre le mur. Soit quatre seulement mais majestueuses d’être immenses, lesquelles plaques transparentes en filtrent la couleur qu’elles modifient. Teintées à l’égal du pare-brise prévenant d’un possible éblouissement, elles découpent autant de « tableaux » miroitants sur la continuité des murs, qu’elles font passer du jaune solaire au jaune chimique d’un citron encore vert. Ou à celui, plus inquiétant qu’amer, d’une lumière de plein jour qui annoncerait l’éclairage verdâtre d’un sous-sol aveugle.

Pour autant, aucun sous-sol ici puisque l’exposition se poursuit à l’étage. Des plus inattendus est donc l’éblouissement qui se produit là, avec l’espace d’un blanc immaculé que traverse la diagonale d’une poutre de métal rouillé, parfaitement horizontale d’être soutenue par une autre à un peu plus d’un mètre de hauteur. Comme en équilibre sur ce segment du même matériau verticalisé, elle n’en pèse pas moins de tout son poids long de huit mètres. Et c’est ainsi qu’elle nous appelle, arrêtée dans sa perspective fuyante mais si proche du corps de qui la regarde.

Monochromes dans le monochrome, telles sont en bas les quatre plaques de verre identiques sur fond jaune uniforme. Segmentation de l’espace dans l’espace segmenté, telle est en haut l’unique pièce de métal qui divise le vide à l’avant des fenêtres qui le clôturent. À celle-ci qui nous saisit dans le mouvement de son absence de mouvement, répondent celles-là qui nous prennent dans le mouvement de notre présence, moment précis dont surgit la conscience de notre absence. Autour d’elles l’espace qu’elles reflètent en surface, face à elles le regardeur qu’elles réfléchissent en transparence, c’est dire combien les quatre « monochromes de verre » font passer l’un et l’autre de l’autre côté du miroir, jouant d’une mise en abyme qui renvoie l’un, l’espace, directement à l’autre, le regardeur.

Du poète Hölderlin, le philosophe Heidegger reprendra le vers d’où penser l’être-au-monde par l’image qui le rend visible. De l’artiste contemporain portugais Cabrita Reis, en réapparaît le sens avec les mots qui le délivrent. D’où vient en effet qu’il « habite le monde en poète », sinon de ce qu’il emploie les matériaux comme le poète emploie les mots ? Puiser à la peinture pour faire de la sculpture, couper l’architecture par la notion d’archi-sculpture, ces deux façons d’ôter, pour reprendre en même temps Aristote, désignent le glissement par quoi advient la création. Soit l’événement du réel inventé par l’image qui médiatise et, ce faisant, distingue et sépare de la réalité qu’elle tient à distance.

Comme « du genre à l’espèce », nous le voyons – à savoir que peindre le mur est une façon de sculpter l’espace tandis que l’archi-sculpture traduit une architectonique du bâtir – « de l’espèce au genre », nous l’éprouvons également – à savoir que la couleur jaune du mur peint, mais découpé par les plaques d’une transparence à peine teintée de vert, passe en d’autres termes d’un soleil imaginaire qui nous aimante au réel sans soleil qui nous aspire. Quant à « de l’espèce à l’espèce », le glissement qui fait la création de sens au-delà de la forme créée, ce glissement entre les deux ne tient-il dans l’entrelacs du câble noir qui serpente tel un réseau sanguin aux deux extrémités du corps que constitue la plaque ? Dans la rigueur du dénuement où se tiennent « The Leaning paintings # 5 », vient le désordre des fils électriques qui alimentent le néon surmontant chacune d’un halo vers lequel se lève et se fixe notre regard.

Étrange, ce halo à l’intérieur du soleil que devient l’espace aux murs jaunes, il nous appelle à l’égal de la masse silencieuse qu’est la poutre métallique de « It is never about balance # 2 ». Mais c’est en signe précaire qu’il nous arrête quant à lui, écriture de lumière portée tout en haut de la stèle que rejoue la plaque miroitante dressée contre le mur. Et c’est en signe du vivant qu’il nous saisit plus encore, ultime apparition de la mémoire immortelle venant au fronton d’un tombeau. Ici vierge de toute inscription, un monument érigé au désir d’éternité et qui, là comme ailleurs, recouvre la mort du silence des ombres et reflets de nous-mêmes dans le monde qui nous contient.