La peintre Miriam Cahn, militante et féministe, dans sa remarquable rétrospective au Palais de Tokyo à Paris s’interroge sur la mission de l’artiste devant les atteintes aux droits de l’homme (au sens générique) commises dans les zones de conflits, en particulier sur « la sexualité comme arme de guerre, comme crime contre l’humanité ». Elle peint une femme « en train d’accoucher, peut-être au repos mais plus probablement morte, l’enfant à moitié né ». Un de ses tableaux Fuck AbstractIion réalisé pendant la guerre en Ukraine après que les images du charnier de Butcha aient été diffusées ainsi que des images de viols d’hommes et de femmes. Il montre une personne à genoux, les mains attachées dans le dos, contrainte à la fellation d’un homme au corps large et sans visage.
Miriam Cahn précise : « Le contraste entre les deux corps figure la puissance corporelle de l’oppresseur et la fragilité de l’opprimé agenouillé et amaigri par la guerre. La répétition des images de violence dans les guerres ne vise pas à choquer mais à dénoncer »
Ce tableau déchirant a provoqué une campagne hostile dans les réseaux sociaux et certaines associations de défense des droits de l’enfant relayés par une parlementaire d’extrême-droite qui y ont vu un enfant et une apologie de la pédophilie… La dénonciation d’une violence est ainsi assimilée à son contraire. Un ancien élu municipal du même parti a même souillé l’œuvre le 7 mai 2023 en l’aspergeant de peinture Rouge Bordeaux…
Cela ne nous étonne pas dans ce temps de confusion des registres : le symbolique est de plus en plus imprégné de réel. En cause notamment le statut ambigu de la fiction se présentant comme la réalité dans sa crudité. Souvent, on ne sait plus s’il s’agit d’un dit brut qui libère une expression au plus proche de ce qu’elle décrit, ou d’un texte retravaillé pour donner l’apparence du pris sur le vif de l’énonciation, comme le travail de journalisme le reproduit quotidiennement.
La pornographie que les adolescent.e.s arrivent à déconstruire au bout du compte se révèle par exemple une mise en scène avec des acteurs dont l’érection signe la réalité charnelle (aidée par des substances médica/menteuses), et des râles simulés. L’effet d’excitation scoptophile étayée par les neurones miroir semble attester en regard (le terme est choisi) la réalité de l’effet chez le voyeur devant ce qu’il sait au fond être artificiel.
La catharsis des spectateurs antiques était claire, purgation des passions par le spectacle des émotions (en fait la déclamation de textes, ce qui ajoutait à la distance du corps et de l’énoncé) était même prescrite avec fréquentation obligatoire des théâtres (jetons de présence).
Les passages à l’acte sur écran, voire sur scène, sont des simulacres même s’ils nécessitent une implication corporelle (bien plus que charnelle) et non de véritables acting out, courts-circuits de la possibilité de symbolisation.
On se demande si c’est un témoignage, un document, une représentation, un documenteur, un docubidon, une œuvre artistique qui se fait passer pour expression directe, un fake qui veut tromper son monde, de la pub qui ne se présente pas comme telle, …
Que dire alors quand il s’agit d’un tableau qui procède d’une acte créatif ? L’a-t-on assimilé aux tournages X ? L’Abstraction du titre du tableau -qui de plus, n’emprunte pas aux canons de l’art hyperréaliste qui revient en mode- renvoie non à la chose montrée mais au tremblement de l’émotion de la peintre devant ce qui l’horrifie dont elle pense, sans doute à tort, que l’évocation va mobiliser des réactions. C’est en fait la réponse réactionnelle -réactionnaire- qui est venue infirmer ses espoirs militants.
Mais ce tableau ne se réduit certes pas à un engagement social et sociétal, il atteste que la terreur peut se dépasser, que la sidération devant notre monde qui commence à s’abîmer dans l’innommable, peut nourrir ce qui est le sublime défi de l’être humain : arriver à ne plus être saisi, objet d’agressions, mais que l’art comme le dit Braque est « une blessure qui devient lumière » par-delà les affres infernales des tentatives de dégradation d’autrui. Dégradation c’est le mot employé pour nommer ce qui a voulu supprimer un tableau en lui projetant dessus un équivalent d’éjaculation sanglante qui en fait a montré que l’art avait cette fonction d’interpellation dérangeante, bouleversante et révolutionnaire.
Blessure et lumière sont maintenant fusionnées : blessure de Miriam devant les blessures réelles du sexe arme de guerre, transmutation des blessures en œuvre, exposition de ces œuvres qui gardent en elles les blessures originelles, violences des spectateurs confrontés à cette représentation qui prend la violence comme énergie à créer lumineusement, retour des cloaques pour maculer ce qui en dépit de tout a pu ne pas renier toute humanité et réussir à en faire création…
Il a été même reproché à Miriam par d’autres commentateurs de ne pas avoir vécu elle-même ces agressions comme si la protestation était réservée aux victimes, seules en droit de se révolter. « Tu ne peux pas faire ça parce que tu ne l’as pas vécu ». Confusion là aussi entre l’acte subi et la mobilisation agie pour prendre distance avec l’acte, ce qui disqualifie toute possibilité de ‘militance’, terme datant de 1938 qui s’adresse aux mouvements en train de se créer, éventuellement étendus à des luttes non similaires mais apparentées. Le terme est antérieur à celui de ‘militantisme’ qui se réfère aux partis et syndicats, c’est-à-dire aux groupes constitués, et non.
Le Tribunal Administratif puis le Conseil d’Etat ont jugé que « l’accrochage du tableau ’Fuck abstraction au Palais de Tokyo (…) ne porte pas une atteinte grave et illégale à l’intérêt supérieur de l’enfant ou à la dignité de la personne humaine ». Il est donc resté exposé, même mutilé par un acte réel sur une représentation symbolique d’un acte réel. Vertiges d’une pensée proche de celle qui a présidé aux statuts de l’art dans les dictatures, comme le réalisme soviétique où ce qui est représenté reflète ce qu’il est souhaité qu’il advienne comme évolution effective dans la société. Arrive-t-on dans un temps favorable à ce simplisme qui nie l’écart entre la symbolisation, l’exposé de la chose telle quelle, et la propagande ?
Comme l’ont écrit dans Le monde le 8 avril 2023, un collectif de vingt-six responsables de musées et d’institutions : « Plutôt que d’avoir peur de choquer, nous devrions avoir peur de ne jamais choquer. Car, oui, l’art choque. Perturbe. Dénonce. Dérange. Questionne ». Nous ajouterons qu’il transcende et humanise même l’inhumanité.