Félix Lachaize, Quelque chose de Phénix

C’est avec les objets domestiques que Félix Lachaize a toujours commercé, pratiquant la récupération depuis toujours, à tout endroit et à tout moment. Viscéralement attiré par les bennes de recyclage, il a fait de ses séances de récupération le fondement de son processus créatif. Elles revêtent une intensité physique et mentale qu’il a parfaitement décrite : « Le son quand on saute dans une benne à bois, la fournaise d’une benne à métal l’été. Le mouvement des objets quand on les ramasse. Les interactions entre les objets sur place. Les énigmes. Les chargements précaires. Les fagots improvisés… ». 

Dans l’espace suspendu de la benne, où l’inconfort le dispute à l’émerveillement, on imagine que reconnaître de loin un bout de formica ou un pied de baignoire en fonte, les manipuler, les projeter dans diverses séquences imaginaires représente un sommet de jubilation. L’effet d’isolement produit par ces containers n’abolit pas la réalité dans son esprit : « Les déplacements qui font des sueurs froides. Avoir un doute sur la légalité mais le garder pour soi » écrit-il encore. Cette conscience du contexte règlementaire est une facette de l’attrait permanent de Félix Lachaize pour les lisières : naviguer entre la règlementation et la collecte malgré tout ; jouer avec la physique des matériaux en créant des postures impraticables ; provoquer un corps à corps avec l’objet qui efface son caractère inanimé ; porter un regard d’esthète sur lui tout en le réduisant en pièces… car cette collection est faite en partie de pièces détachées soigneusement classées et rangées : « je fais des caisses de barreaux de chaises en bois » écrit-il « des étagères de porte de placard, de moulures de meubles anciens, de tubes chromés de chaises mais qui s’amincissent, pas les droits. Des piles d’assises et dossiers en formica. Des placages en chêne vernis. J’adore déboulonner des lustres en cuivre. Les pieds de meubles originaux. Les guéridons faits avec une vis en bois de pressoir (c’est récent). Tout est bon dans les lits anciens, c’est ma base depuis longtemps. Les caisses métalliques. Les outils étranges. Les marbres cassés. Les ferronneries lourdes. Les ressorts, les mécanismes potentiellement utiles un jour1… »

Félix Lachaize.
Guéridon,  2020. Fer forgé, bois, formica
Photo Félix Lachaize. Courtesy galerie Tator

Le comble du bricolage

L’un des protocoles de Félix Lachaize consiste à transmettre aux choses une énergie de vie : animées dans les performances, désarticulées dans les sculptures, mues follement dans les stop-motions, ces mises en mouvement imposent l’idée que l’essence de l’objet n’est ni finie ni univoque. L’« objet partenaire » de Félix Lachaize montre sa nature transitoire. Il est inséré dans un système de jeu qui repose, comme attendu, sur la liberté de dépasser les limites, d’imiter des situations ou des formes. Victor Turner voit dans le jeu « le comble du bricolage. Il suscite des constructions fragiles et transitoires » et pourtant, il révèle « la possibilité de (…) restructurer différemment ce que notre culture appelle réalité2. » 

Dans la performance Sculpture mi-molle (2020), L’artiste se tient au centre d’un lit à rouleau Louis-Philippe qu’il a préalablement scié en lamelles puis ré-assemblé avec du câble et des ressorts, comme on enfile des perles sur un collier. Le jeu consiste à remettre debout ce cadre de lit qui lui échappe, s’allonge d’un côté lorsque l’autre côté semble à l’équilibre puis se déforme et s’affale. Les formes souples prises par le lit sont autant d’états successifs de l’objet. Les gestes et postures de l’artiste, pétris de précautions, semblent parfois guidés par une série de ruses comme on en développe pour prendre de vitesse son adversaire. Il est pratiquement impossible de déterminer qui de l’artiste ou de l’objet commande cette dialectique effrénée. 

Félix Lachaize Sculpture mi-molle. Performance - 2020 Photo Félix Lachaize
Félix Lachaize 
Sculpture mi-molle. Performance – 2020
Photo Félix Lachaize

Comme dans les tasks performances des années 1960, le matériau est un prétexte à créer un geste, mais la tâche ici est si ardue que l’on est pris tout autant par le caractère burlesque que par la prouesse physique. Et comme dans les tasks performances, nous devons comprendre que nous ne regardons pas exactement la tâche que l’artiste s’est fixée : plutôt que dresser un lit, il s’agit d’éprouver la connivence du corps avec un objet ; d’observer comment la force de vie se transmet d’un corps à un autre ; d’« assister à une sculpture », malgré l’incohérence de cette expression, c’est-à-dire d’assister à un laisser-couler de la forme à travers un affrontement postural, dont le dénouement sera décidé par l’épuisement de l’artiste. 

Essence des choses

Joliment autoproclamé sculpteur d’opportunités, Félix Lachaize bricole avec du réel et donc joue, beaucoup. Les œuvres créées, réjouissantes, usent tout à la fois de la transformation et de la permanence des formes. À la différence de Carelman, dont les fameux « objets introuvables » poussent l’usage vers l’absurde, ce sont les composantes de l’objet que Félix met au jour et redistribue allègrement. L’aptitude au bricolage, cependant, ne suffit pas à faire œuvre ;  les sculptures d’objets de Félix répondent à plusieurs caractéristiques : brouiller les échelles, déconstruire la perspective, mais conserver l’apparence de l’objet. Nous sommes alors renvoyés à nos habitus occidentaux, devant une cuisinière, une table, une chaise, un guéridon, émancipés de leur fonctionnalité, mais hantés par leur existence antérieure. Les étonnants Bureaux froissés sont réalisés lors d’ateliers avec les personnes du Foyer Notre dame des Sans Abris, paradis des objets esseulés. 

Un tournant dans le projet de création marque l’étonnant Autoportrait en formica : Félix aborde la figuration, par un sujet académique entre tous. Il emprunte un style géométrique pour fignoler d’élégants détails couture à un mannequin d’environ 1,20 m. Le visage en facettes de placards au motif textile est surmonté d’une chevelure acajou, avec des yeux bleus perçant sous des sourcils faux bois. Cette pièce souligne l’habileté technique de l’artiste mais aussi et surtout son aptitude à engager le matériau à contre-emploi pour aboutir à son changement de statut. Démiurge en son entrepôt, l’artiste musarde entre tradition des beaux-arts et facétie. 

Félix Lachaize. 
Portrait à l’autoportrait, 2024. 
Formica, matériaux divers. Photo Chantal Dugave.

Scie en goguette

Dans la performance Perf Pad Dance, une vidéo sur le mur montre des sessions de « récupération numérique » : objets, matériaux, outils, passent entre les mains de Félix pour être filmés mais ils sont laissés dans la benne3. Ces films sont entrecoupés d’un road movie extravagant : une scie à chantourner roule allègrement sur des routes de campagne, filmée par une caméra embarquée.

Félix Lachaize
Installation pour Perf pad danse. Vue de l’exposition avec Pauline Fleuret.
Centre d’art de Vénissieux,  2013. Photo ville de Vénissieux

Durant la performance, Félix Lachaize danse des claquettes dans une vieille caisse en métal, produisant ainsi le son de la pièce. Tout en dansant, il dialogue avec le film par gestes, répondant aux objets qui apparaissent à l’écran. Derrière lui, l’artiste Mathilde Penet mixe la vidéo en direct, juchée sur un inénarrable vélo-scie-à-chantourner. Des câbles reliant la scie et le vidéo-projecteur signalent une (très incertaine) transmission d’informations entre les deux et une (plus improbable encore) alimentation du vidéo-projecteur par le pédalage.

Cette installation pataphysique datée de ses débuts4, proche du cinéma burlesque, annonce le rapport ambigu que Félix établira entre son corps et les objets : interactions troublantes, transferts de mouvement, animation en stopmotion, délimitant un espace précieux entre réalité prosaïque et magie souriante. 

Félix Lachaize par lui-même : 
Grand optimiste de terrain, je vous embarque en Asie dans ma brouette familiale, dans l’obscurité des sous-sols d’un musée ou dans le processus de numérisation de mon atelier.
Aux Beaux Arts de Lyon, je suis d’abord attiré par la sculpture, avant de m’ouvrir à la vidéo, la photographie, la poésie mais surtout la performance et les claquettes, où je retrouve la souplesse du bon skieur que j’étais.
Installé comme artiste à Lyon, mon yoga est le saut dans une benne de déchèterie. Mon enthousiasme pour les matériaux délaissés me pousse dans des projets d’exposition qui utilisent différents supports. Parallèlement, j’enseigne ou fais vivre un lieu d’art comme on glisse sur la neige.
Né en 1987, Félix Lachaize est diplômé de l’ENSBA Lyon en 2011. Il a exposé en France et à l’étranger (Taïwan, Tunisie…) et a animé de nombreux workshops dans des écoles d’art, universités et au mac Lyon. Il était régisseur de la galerie Tator et du lieu de résidences La Factatory, Lyon.
Ce « sculpteur d’opportunités » est décédé accidentellement en 2024.
  1.  Dialogue entre l’artiste et l’auteure, été 2023. ↩︎
  2. Cité par Josette Féral : De la performance à la performativité . Revue Communications 2013/1(n° 92), pages 205 à 218 – Éditions Le Seuil https://www.cairn.info/revue-communications-2013-1-page-205.htm ↩︎
  3. Pratique instaurée à une période pour pallier l’envahissement de l’atelier : les tonnes de matière devenaient des gigaoctets de données, investies dans un jeu sur son site https://felixlachaize.net/site/e-mork-project ↩︎
  4. Dans le cadre de l’exposition La brouette et l’oiseau. Pauline Fleuret – Félix Lachaize. Espace arts plastiques de Vénissieux, 2013. Commissaire Jean-Charles Monot. ↩︎