« Racine […] la partie de la plante qui reçoit la premiere le suc de la terre, & qui le transmet aux autres ». Dans l’Encyclopédie, Louis de Jaucourt décline la polysémie de « racine » en différents domaines : botanique, grammaire, linguistique, algèbre, mathématique, astronomie, anatomie, critique sacrée, chronologie, teinturerie… Pour reprendre la terminologie de Jaucourt, les racines s’enfoncent ou s’étendent, elles attachent, fécondent et nourrissent. Depuis, du singulier au pluriel, dans les dictionnaires, comme dans la littérature, les ouvrages scientifiques ou au cinéma, la racine s’est gorgée de nombreux autres sens. La question de la, des racines, emmêle et démêle le temps, traverse, mi dérobées, mi révélées, l’origine et la descendance, infiltre la mort et la vie, ce qui est caché et qui vivifie – ou détruit -, ce qui hante et qui, peut-être, dynamise.
De tout cela, six artistes, ensemble et dans leur quête personnelle, font œuvre. Dans l’échange et la singularité, elles explorent les champs symboliques des racines, ce qu’elles mettent en mouvement de l’individu et du collectif, des mémoires et des histoires de femmes. Elles en scrutent et dessinent les traces et les indices, en parcourent les liens entre les êtres, présents ou disparus.
Six artistes, chacune avec sa sensibilité et sa démarche et les Racines comme projet commun. Pour interroger ce qui noue le visible et l’invisible, elles ont choisi de mixer les techniques, les gestes, les matériaux. Elles interviennent sur la surface photographique par le dessin, le collage, l’écriture, lui donnent de l’épaisseur, sensible et temporelle, la stratifient par la superposition d’images, l’ajout de matériaux divers. En partage, elle créent à partir de ce qui se voit et de ce qui ne se voit pas, de la nature intérieure et extérieure, d’un temps suspendu, entre passé et futur, entre l’éphémère et le durable ; elles suivent les racines en image du rêve, de l’attachement et de la fragilité humaine.
L’arbre et la forêt, l’intime et « l’extime », dans leurs dimensions réelles et symboliques guident leur recherche et leur expression.
Les techniques – photographie, collage, encres, pigments, pastels, aquarelle – se plient pour représenter « Les vibrations de la forêt », la respiration des arbres, les rendre vivants à notre présence dans l’image fixe. Elles font entendre le murmure des feuilles, le craquement des branches et des écorces sous le vent. Elles donnent présence à la densité rigide des troncs, à celle, agitée ou immobile, des houppiers, à la lumière filtrée en raies changeantes, à la couleur tamisée du ciel, aux ombres rehaussées ou obscurcies. Au commencement, il y a la forêt normande, un jardin vénitien, un parc du sud de la France…, les pulsations de la forêt, la respiration des arbres et une photographie, que Gaëlle Cueff sédimente en calques plus ou moins transparents, qu’elle colorise, qu’elle peint, qu’elle redessine. De la superposition colorée, légèrement décalée, nait un jeu de focales, une profondeur, une dimension multiple entre les couches de laquelle l’air s’insinue, circule, anime. À l’écoute du silence de l’image, les arbres bruissent, le regard s’émeut de ses battements, l’arbre prend vie. Des « vibrations » aux « Empreintes », six petits formats uniques réalisés à l’encaustique, le silence change d’ épaisseur, comme un glissement du portrait de l’arbre en icône.
« Entre le ciel et la terre », une aile brisée « à réparer », « ensemble », un vêtement vide prêt à « sauter le mur vers les étoiles », la collection photographique déroulée sur le mur s’ouvre à une fiction intime où se confortent la réalité et le rêve. La variété, natures mortes et mises en scène, juxtaposées ou fondues, fait l’unité du travail de Lucie Belarbi : argentique et numérique, positif et négatif, couleurs saturées et noir et blanc, infrarouge, mode masque, collage et dessin greffé à la palette graphique… Elle interprète, entre mouvement et immobilité, les fragments d’un quotidien secret et fantastique tissé de présences et d’absences. L’oiseau, perruche, mésange ou martinet, muet dans la musique récurrente de son vol, tresse les liens de la mémoire et de l’instant. Dans la narration en creux, il s’installe, portrait de la précarité et de la fragilité des êtres à la nature, en musée vivant d’une histoire personnelle déchirée : « A breeze from the distance is calling your name […] Let the wind carry you home. » (Alter Bridge, Blackbird, 2007)
En impression sur aluminium ou sur verre, rehaussée d’acrylique, les photographies de Minna Kokko composent une réalité onirique et poétique, un paysage du souvenir. Réalisée en superposant des clichés pris de différents points de vue, la photographie se densifie, se fait presque opaque dans une profondeur de couleurs et une variation de formes insoupçonnées. Alger, Le « Jardin d’essai » du Hamma (impression UV sur verre acrylique), un temps autre, détaché du vacarme des modernités. Les mémoires d’une diversité hors du moment, l’espace condensé d’une intemporalité se jouant des cultures, y sont conscience de nos libertés fragiles. La photographie, déconcertante et familière, est connexion, partage de l’humain à la nature.
« Il ne voyait de moi qu’une ombre […] ». En quête de racines, Louise Narbo les cherche dans le regard du père. Les yeux de papier découpés, collés sur les photographies, offrent un regard autre, celui d’une mémoire recommencée. Flou de la présence, absence, ses photomontages autofictionnels parlent de l’intime, de l’émotion, d’une certaine facétie comme expérience de l’obscurité formelle de l’image de soi et de l’autre, partagée : « J’ai découpé grossièrement ses lunettes […] je lui avais offert une opération miracle en lui greffant des yeux […] Des yeux qui voient. » La greffe, violence et don de soi, prend des formes multiples dans les photographies d’identité de l’artiste, postproduction par impressions multiples, dessin, écriture, collage ; elle interroge autant l’image de celui qui voit, de celui qui reçoit les yeux d’un autre que de ce qui lui est donné à voir, les arbres et les nuages, de l’aléatoire des associations. L’intervention de la main de la photographe en donne une histoire, l’anime d’une mémoire et d’un rêve en forme d’énigme.
L’oiseau se pose sur la branche, il s’envole. De l’arbre coupé, il reste mémoire. Du bois de cœur à l’aubier se lit toute une chronique de l’environnement, des paysages à réinventer. Stéphanie Malossane en fait le support d’une méditation, d’une vibration à l’écriture indéfinie, de la question du vivre dans des temporalités différenciées, de la sensibilité de l’éphémère et du continu, la branche et l’oiseau. En deux séries, Anneaux et Temps suspendu, elle explore les correspondances, l’affinité entre la nature extérieure, le bois, l’écorce et la nature intérieure, témoin, cœur, secret. « Il y aura, Secret , To hear, Time… », il y est question de temps cyclique, du commencement et de la reproduction, de la singularité des saisons. Dans l’univers de correspondances des installations « Racines célestes, Bouquet, Racines quantiques » et des œuvres accrochées, suspendues, le présent n’est pas tout à fait l’avant, ni tout à fait l’après, la sensation éphémère de l’instant, mais la porosité de ce qui est passé et de ce qui advient, de ce qui a vécu et s’est envolé, de la mémoire et du rêve, des racines terrestres et célestes ; la technique et le matériau en passage émotionnel et rencontre fortuite de temps mêlés et auto-engendrés, cyanotypes sur anneau de bois et papier, superpositions d’impression photographique sur voile et papier, installations au miroir.
Dans les images de Lorena Velázquez, réalisées à partir de plaques photopolymères, l’arbre et la forêt sont symboles tout de contrastes. Noirs profonds, blancs transparents, camaïeux de gris, les arbres y sont témoins, permanents et impermanents, d’une inquiétante familiarité. Isolés ou serrés en attroupement tranquille, contraints par le cadre qu’ils tendent à déborder, l’un pousse ses racines comme autant d’organes palpitants, élance son tronc rigide vers un ailleurs de l’image ; un autre se vêt d’épiphytes et tamise de la densité du bois et des feuilles l’horizon, enténébré, nébuleux. Ils sont ces êtres silencieux, gardiens de secrets, qui jouent et déjouent le temps, fugace et immobile. Dans le silence de la photographie et la diversité des techniques – photogravure, cyanotype, impressions sur toile, papier japonais ou acrylique -, entre apparition et disparition, les oppositions se joignent et se disjoignent, il n’y a pas de chemin, seulement les pulsations de la forêt, au Mexique ou en France, dans un jeu d’échelles où les dimensions se confondent en harmonie. Et quelque part les subtilités d’une émotion en défense de la nature.
De ce travail, individuel et collectif, où les techniques s’entremêlent et se répondent, où la mixité s’autoféconde, naissent des histoires et des mémoires de femmes qui se développent en rhizomes, sensibilisant tout un chacun à ses propres racines comme à celles qu’il partage.