Rainer Gross, heureuses gémellités picturales

La galerie Richard présente jusqu’au 17 juin 2023 sous le titre Double Takes les toiles de Rainer Gross. Ce peintre est né à Cologne en 1951 ; il vit et travaille aussi bien dans sa ville natale qu’à New York. Dans la galerie parisienne sont exposées des toiles abstraites presque toutes présentées en diptyque. Le visiteur est immédiatement intrigué par la forte parenté des toiles associées avant de saisir le système caractéristique de ses créations. Leur gémellité qui est obtenue par pressage face-à-face de deux toiles de même taille sur lesquels diverses formes colorées peintes ont été préalablement réalisées.

Un examen plus poussé conduit à découvrir une autre singularité : le renversement de l’une des deux toiles. Présenter un presque même à droite et à gauche pourrait être assez banal mais on constate qu’il n’en est rien. Les deux toiles juxtaposées font croire à leur ressemblance mais ce sont des fausses jumelles dont les différences progressivement constatées retiennent notre regard. Dans cet ensemble les deux parties de la nouvelle image se soutiennent mutuellement.

Le procédé de création est connu : c’est celui du monotype. On transfère entièrement des traces d’encre ou de peinture d’un matériau lisse (verre ou métal) vers un support plus absorbant comme le papier. Mais chez Rainer Gross la générosité du dépôt pictural sur ses toiles permet par pressage de générer deux œuvres également chargées de matière picturale. Sa grande expérience de peintre lui permet de trouver la bonne consistance du médium pour obtenir des effets plastiquement réussis à partir de monotypes successifs. L’artiste s’adapte aux premiers effets constatés sur la couleur et la matière. Il poursuit les figures et les effets de couleurs obtenus à l’aveugle. La mise en place d’une dynamique des couleurs et des matières peut le conduire soit vers une sorte de all-over comme dans Hellman Twins, 2016, soit vers une organisation dans l’espace de faible profondeur des tableaux de quelques figures colorées (Köln Twins I Schanzen Twins, 2022). Les formes produites abstraitement n’en sont pas moins en accord avec les forces de la nature. Les sonorités propres à chaque couleur s‘accordent pour faire qu’une lumière chaque fois différente semble émanée des matières picturales.

Les formes, matières, couleurs sont organisées de manière à ce que ces œuvres picturales soient une invitation pour le regardeur à laisser son œil pénétrer dans les espaces particuliers de la peinture. La disposition répétée de deux toiles parentes, dont astucieusement l’une a été inversée, pour constituer une seule œuvre nous y incite. Il faut pour cela arrêter la déambulation afin d’examiner parentés et différences. L’exploration des fonds de ces peintures jumelles demande de prendre son temps. On peut même dire qu’elles poussent à reprendre plusieurs fois l’examen sans que l’on puisse jamais espérer avoir tout vu. Dans l’exposition de la galerie Richard on mesure bien les apports de ce dispositif des toiles jumelées puisse que toutes les œuvres sont pas doubles : il faut changer de regard devant les créations solitaires (singles) de l’artiste également accrochées sur certains murs. Dans les toiles monochromes comme Sansur, 1999 ou bicolores, Domin revisited, 1999-2017, les subtilités existent aussi mais moins riches que dans les toiles jumelles.

Dans ces créations Rainer Gross répète d’œuvre en œuvre le procédé créatif singulier qu’il a mis au point. Il est important de noter qu’ainsi il s’absente en quelque sorte de sa création : il ne laisse pas de traces de gestes personnels comme les touches, qui pourraient indiquer l’état émotionnel de l’artiste. L’absence des gestes d’expression de l’auteur n’empêche pas le développement d’expériences visuelles et tactiles mais surtout inscrit ces productions dans une contemporanéité, dans ce que les critiques ont nommée « la nouvelle abstraction ».

Le regardeur hésite dans l’interprétation des formes colorées ; celles-ci sont-elles produites au pinceau ou par empreinte ? En fait les deux procédés souvent coexistent. Une singularité particulière est obtenue lorsque l’artiste joue des effets de refus entre les pigments à base d’eau, comme l’acrylique, et ceux élaborés à base de l’huile. La spatialité des œuvres comme dans Romar Twins XI, 2022, n’en est que plus étonnante.

L’artiste, dans sa phase de création, joue habilement des effets produits aléatoirement. Son métier, acquis depuis longtemps, lui permet de jouer des apparitions et disparitions. Il n’hésite pas à ré intervenir dans la phase finale pour modifier les formes et les figures qui lui paraissent venir trop en avant dans l’espace tactile du tableau (Koopmann Twins, 2022). On comprend que le procédé de création qu’il a mis au point le satisfasse puisqu’il lui permet de rester jusqu’au bout maître du jeu.

Dans cette exposition Rainer Gross montre l’étendue de sa maîtrise de la peinture, tout son savoir-faire pour faire émerger des nuances inattendues du fond de la peinture. On se réjouit de visiter l’exposition de cet artiste qui possède à la fois un très beau métier de peintre et une capacité à poursuivre une idée plastique originale qu’il conduit jusqu’à induire chez les visiteurs une réflexion conceptuelle forte.