La Maison de Victor Hugo a proposé à la commissaire Lucienne Forest de concevoir une exposition sur le thème de son choix, et ses commentaires nous accompagnent tout au long de ce parcours. Avec cette petite exposition d’une grande ambition, nous sommes conviés à vivre une expérience à la fois sensorielle et intellectuelle qui met en jeu nos regards au travers d’oeuvres qui sont présentées dans des dispositifs innovants. Recherche de l’identité, désir de l’autre, arrêt sur image, envol vers l’altérité, les regards ne sont pas réductibles à la manière de voir passive auquel les musées d’art nous soumettent d’ordinaire.
D’emblée, des autoportraits, qu’ils soient réalisés en peinture ou en photographie, questionnent l’identité du moi : comment apprendre à se regarder alors que nous ne pouvons pas nous voir ?
Une série d’autoportraits de Rembrandt décline sa passion pour cette image de soi qui est toujours autre. Plus loin, nous faisons face à des miroirs afin d’éprouver réellement notre propre relation à notre image, et ressentir que ce face face devant ces miroirs qui nous révèle à nous-mêmes disloque l’espace où nous nous situons. Et lorsque nous les voyons dans un miroir, nos yeux ne nous sont visibles que comme objets : la vision ou le regard ne peuvent pas se voir eux-même. Certains autoportraits se réduisent de manière fétichiste à l’oeil de l’autre.
Notre regard peut souvent être source d’excitation quand nous opérons comme des voyeurs : la pulsion scopique s’éveille ainsi dans l’exposition non devant ce qui se montre mais quand nous sommes à l’affût de ce qui se cache, lorsque la statue d’une baigneuse surprise ne peut qu’être entr’aperçue par des oeilletons ouverts dans une paroi. Que serait l’érotisme sans la passion de regarder le corps d’un autre ?
Visionnaires à l’oeuvre
Même quand nous fermons les yeux, le monde ne disparait pas, il vient nous habiter autrement. Des visions nous hantent et s’introduisent dans nos rêves. Victor Hugo,, ce grand visionnaire, est présent avec des encres évocatrices de visions fugitives. Les visions nocturnes de nos rêves comme les rêveries fantastiques suscitent des images d’autant plus fascinantes qu’elles sont irréelles, comme les lithographies illustrant le livre La Maison hantée (1896) d’Odilon Redon. D’énigmatiques photographies de Klavdij Sluban accueillent nos regard dans une pénombre propice au rêve.
L’exposition insiste sur l’opposition entre voir et regarder : regarder n’est pas voir, car nous pouvons trop souvent voir quelque chose sans l’apercevoir, sans la regarder. C’est le cas de La Gitane, une grande affiche déchirée trouvée sur des panneaux de chantier, dont Raymond Hains, son « auteur », dit que « nous ne voyons pas ce qui nous crève les yeux ». Nous avons le loisir de contempler cette image volée qui se recompose et se décompose comme un kaléidoscope sous nos yeux, parce que dans ce espace muséal nous voilà devenus attentifs grâce à l’artification de cet objet trouvé. L’assomption du regard fait apparaître l’oeuvre en lui donnant sens, valeur et beauté.
Le parcours se clôt de manière réflexive sur diverses mythologies du regard dans notre culture : Oedipe aux yeux crevés, Narcisse fasciné par son image, Argus aux cent yeux et son regard démultiplié, l’épouvantable regard de Méduse qui nous sidère… Deux oeuvres d’art contemporaines de Djamel Tatah et de Stéphane Penchéac’h encadrent diverses oeuvres et documents sur ces mythes.
Le suspens d’une intrigue
Lucienne Forest, la commissaire invitée par l’équipe de la Maison de Victor Hugo, s’est, nous dit-elle, plongée dans les collections de musées pour choisir des oeuvres « qui lui parlaient les yeux dans les yeux » et avec lesquelles elle a entrepris de dialoguer. Ces dialogues servant de cartels nous invitent à procéder nous aussi en toute subjectivité. Nous pouvons en fin de parcours découvrir son lieu de travail : son bureau, sa bibliothèque, et lire sa biographie. Mais pourquoi tant de précisions ?
Ces preuves d’existence ont été construites pour nous leurrer : « Lucienne Forest » est le nom d’un groupe de personnes prises en charge par une institution de santé mentale parisienne qui, avec des animateurs, ont réfléchi à la question du regard, à son ambivalence entre horreur et désir, hantise et plaisir. Ce commissariat collectif a fait preuve autant d’intelligence que de sensibilité, travaillant « avec autant d’émotion que de raisonnement » à mettre en valeur des artistes dont les productions attendent que nos regards aillent à leur rencontre.
Dans un monde de plus en plus saturé d’images, gardons-nous encore la liberté de regarder, de pouvoir voir par nous-mêmes, de nos propres yeux ? Des artistes peuvent nous y aider en nous servant d’intercesseurs entre nous et le monde, ou plutôt leur monde, comme le formule cette phrase de Marcel Proust : il s’agit, non « d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun voit, que chacun d’eux est. »
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