REMBRANDT FECIT 1669

Qui aime la peinture avec passion doit voir Rembrandt fecit 1669, un film magistral réalisé par Jos Stelling il y a 40 ans. Entièrement remasterisé pour cet anniversaire – un travail exceptionnel – ce film est ressorti en salles. Ce n’est certes pas le premier film sur l’un des Maîtres absolus de la peinture, mais ce film-là ne ressemble à aucun autre et laisse sous le choc.

Jos Stelling fait entrer dans la vie du jeune peintre né à Leyde à partir de son arrivée à 25 ans à Amsterdam, où il s’impose rapidement comme un Maître, vivant sur un grand pied et chargé de prestigieuses commandes, jusqu’à sa mort à 63 ans, en 1669, dans la solitude et le rejet de ses contemporains, après une faillite retentissante et la vente de tous ses biens. Amsterdam où se joue ainsi le destin de Rembrandt van Rijn (et donc un chapitre essentiel de l’histoire de l’art ) est alors l’opulente capitale économique des Provinces Unies, encore sous la domination espagnole de Philippe II, ville-monde en plein essor où se développe l’économie de marché.

Ce n’est pourtant pas la ville que montre Jos Stelling mais Rembrandt, à l’oeuvre, de l’intérieur. Le spectateur est littéralement immergé dans ce travail de l’oeuvre, travail constant, inlassable, exclusif, toujours en cours. Et de plonger dans la lumière même de ces toiles, cette étrange « lumière noire » d’un univers quotidien le plus souvent clos, confiné dans la maison, à peine éclairé, chargé de ces ombres ouatées qui estompent en permanence la lumière du jour : elles font le clair obscur des visages, des silhouettes – on devine comment Rembrandt fait peinture avec la lumière, comme s’il livrait un corps à corps entre la matière de l’oeuvre, des pigments et cette insaisissable lumière. Pour l’artiste, il s’agit toujours de « rendre visible l’invisible ». Le résultat cinématographique est éblouissant.

Car la caméra se fait pinceau : tous les décors, scènes d’intérieur et les personnages se fondent, se dissolvent dans leur existence picturale, comme projetés dans l’immortalité de l’oeuvre. Tout ce que scrute le regard de Rembrandt se change en dessins ou tableaux.

Dans un va et vient permanent entre les sujets et les toiles, on voit surgir les tableaux les plus célèbres de Rembrandt. Sans cesse il ramène tout à son unique et exclusive passion : le dessin, la peinture. Ainsi le voleur exécuté et sacrifié à la dissection, et tous les personnages de l’honorable assemblée qui composent la Leçon d’anatomie du Docteur Tulp. Puis c’est le cliquetis des armes et les pas lourds d’une multitude de soldats entourant un élégant capitaine qui précède l’émergence de la Ronde de nuit. Défilent aussi tous les personnages de la vie intime du Maitre : Saskia la belle épouse aimée parée en déesse Flore, trop tôt disparue, la gouvernante hystérique que Rembrandt finit par chasser, la douce Hendrikcje si sensuelle en son bain mais bientôt languissante, le beau Titus, son fils, à la chevelure ondoyante…. mais tous emportés par la mort, dont ne réchappe que sa fille Cornélia, ultime présence à ses côtés, alors qu’il est abandonné de tous. Mais Rembrandt peint inlassable, mutique, sourd aux questions de ses proches ou amis. Et il se peint en autoportraits de plus en plus saisissants où l’on voit la mort approcher à grands pas.

On peut reprocher au réalisateur son absence de nuances dans le portrait monocorde de l’artiste – on ne voit nul moment de vrai bonheur, non plus que la gloire de Rembrandt en sa phase de conquête de la ville d’Amsterdam – citée, plutôt que vraiment montrée.

Mais le propos est ailleurs. Jos Stelling fait voir le processus inexorable dans lequel s’enferme l’artiste, de plus en plus solitaire, sacrifiant tout et tous à l’urgence de la création, indifférent aux siens, malgré leurs reproches, leurs appels réitérés, porté par l’impérieuse nécessité de peindre comme il l’entend, seul moyen de survivre à sa faillite et à la mort des siens dans cette Hollande prospère et gouvernée par les diktats d’une Eglise rigide, condamnant le concubinage. Les scènes de procès, de jugements font un tableau impitoyable de la société d’alors gouvernée par une nouvelle bourgeoisie marchande qui déploie son avidité lors de la vente aux enchères de sculptures anciennes ou d’objets exotiques accumulés par cet artiste grand collectionneur.
Seul avec son œuvre à faire : son génie un temps porté au pinacle est passé de mode auprès de ses contemporains, mais l’artiste poursuit l’exploration inlassable de son expression picturale. Jusqu’à son dernier souffle, son ultime signature : Rembrandt fecit 1669. La gloire de Rembrandt van Rijn viendra deux siècles après sa mort, éternelle