Les séries de photographies réalisées par Takuji Shimmura, en particulier Genuis loci, Eastern cars et Flight donnent à voir en images une issue du processus de la remémoration, c’est-à-dire de la réactivation de la mémoire d’un souvenir, que ce souvenir appartienne à la mémoire de l’auteur des photographies ou qu’il appartienne à la mémoire que se prête le regardeur. Takuji Shimmura n’intitule-il pas d’ailleurs l’une de ses séries Réminiscence.
Traiter du sujet de la mémoire est néanmoins d’une très grande complexité, sinon même de l’ordre de la recherche de la solution d’une énigme. La mémoire ne se réduit pas en effet à être la propriété de conserver et de restituer des informations et au sens usuel qu’on lui attribue qui ne correspond qu’à un seul des niveaux de mémoire dont bénéficie l’organisme humain qui dispose de plusieurs niveaux de mémoire, à savoir le niveau de la mémoire représentative, niveau immensément sophistiqué exigeant des opérations mentales qui infèrent la représentation d’objets ou d’événements en leur absence en particulier par l’entremise de la langue et de l’image mentale visuelle.
Puisque le propos est relatif aux séries de photographies de Takuji Shimmura, il ne sera donc abordé que de ce niveau de la mémoire représentative à l’exclusion de ses autres niveaux comme ceux que la biochimie de la mémoire étudie par exemple.
Ces opérations mentales qui aboutissent à des représentations telles que celles qui sont présentées sont de l’ordre de la réminiscence comme expérience de connaissance : l’allégorie du Livre VII de la République de Platon suggère que connaître est se ressouvenir.
Mais l’art de la mémoire tirerait son origine de la légende attachée au poète grec du VIe siècle avant J.-C. Simonide de Céos, comme le relate Cicéron dans son traité de rhétorique intitulé De Oratore publié en 55 avant J.-C. D’après une tablette du milieu du IIIe siècle avant J.-C., Simonide aurait découvert un art de la mémoire nommé méthode des lieux qu’immortalise Cicéron par la publication de son ouvrage. Cette méthode consiste associer image (mentale en particulier) parcours et discours. Cette thèse d’une mémoire considérée comme réceptacle d’images connaîtra une longue postérité et un usage diversifié comme les imagines agentes et le Théâtre du Globe étudiés par Frances Yates et analysés dans son ouvrage intitulé L’Art de la mémoire, de 1966.
Les nombreux codes spécifiques à la mémoire humaine peuvent être ordonnés selon trois catégories : les codes sensoriels, les codes moteurs et les codes symboliques. Les codes sensoriels auxquels la mémoire aurait recours seraient fonction d’autant de modalités sensorielles. Ainsi une mémoire serait dédiée à des informations qui seraient, par exemple, tactiles, auditives ou olfactives, mais aussi visuelles.
Ce système de stockage présente une réceptivité particulière à des interférences visuelles (flash lumineux, figures visuelles), il est donc d’ordre sensoriel et visuel et diffère de l’image mentale visuelle, temporellement plus vivace, et peut ainsi être qualifié de code iconique.
Deux modes de représentation sont liés à la mémoire et si la langue est le principal l’image visuelle est le second qui débouche sur une mémoire analogique de type visuel-spatial.
La présentation d’images d’objets est plus efficace pour la mémorisation que leur dénomination verbale ou écrite, et que le recodage mental des mots en images mentales favorise la mémorisation par double codage : le contenu apparent d’une image donnée à voir évoque un indice et est, par conséquent, mécaniquement dénommé, l’information est alors enregistrée sous la forme de deux codes, le code imagé et le code verbal. La photographie de sa mère que Roland Barthes découvre dans la boîte à chaussures où elle était conservée joue le rôle d’indice de récupération de souvenirs même totalement forgés, liée à l’aspect affectif de la mémoire.
La mémoire peut donc être brièvement présentée comme un ensemble de possibilités pour tenter le rappel du passé.
L’objet de cette longue entrée en matière est de situer les enjeux des séries de photographies de Takuji Shimmura.
Observer ces séries m’évoque la lecture de certains passages de l’ouvrage de Paul Ricœur publié en 2000 aux Editions du Seuil, intitulé La mémoire, l’histoire, l’oubli.
La série Flight contribue à illustrer cette évocation.
Cette série est composée de dix photographies, chacune montrant ce qui peut être identifié comme un avion en dépit des contours imprécis de l’objet qui contraste avec le fond uniformément noir sur lequel il se détache.
L’ordre de présentation des photographies est déterminé par leur auteur et un récit qu’il a rédigé accompagne l’ensemble et vous est donné à lire. Chaque photographie porte en titre la dénomination précise de l’avion représenté. Le regardeur ne distingue qu’une forme fantomatique en demi-teinte qui ne lui permet pas de décider plus avant de la nature de l’objet photographié sinon qu’il pourrait s’agir d’un avion de chasse dont il peut retrouver les caractéristiques précises lors d’une recherche documentaire.
A titre d’exemple, la première photographie est celle du Pfalz E. dont nous pouvons savoir que le type fut, avec le Fokker-Eindeckern, le premier chasseur allemand lors de la Première Guerre mondiale. Le Pfalz E.I a été un avion de compétition construit sous licence in Germany par Pfalz Flugzeugwerke, qui en a mis en œuvre plusieurs variantes comprenant les E.I, E.II, E.IV, E.V, and E.VI. The avion était armé d’une unique mitrailleuse synchronisée, la LMG 08/15. Cet avion était un monoplace dérivé du très réussi Morane-Saulnier G avec une envergure légèrement réduite. Tout comme le Type G, cet avion obtint à son époque un certain succès dans sa version sportive.
Le récit dont Takuji Shimmura accompagne à ses photographies nous apprend alors ce qui figure sur ces images : des maquettes patiemment recherchées, puis construites dans l’optique de réaliser les photographies, « maquettes évoquant mon enfance, notamment d’avions militaires », écrit-il, mais choisies pour leur « formes variées des avions, par leur perfection technique »,avec l’intention déclarée d’élaborer une « carte morphologique des appareils [–] (de constituer) un tableau typologique de l’évolution des profils aéronautiques ».
Selon le récit de Takuji Shimmura, ce qui a motivé ce travail est donné dans son introduction ainsi donnée à lire : « Par une nuit glaciale et troublante, je m’allongeais au-dessus du lit, et contemplais l’obscurité dénuée de perspective du plafond de ma chambre. L’écho aigu du passage d’un jet déchira soudainement le silence, et fit brutalement naître dans mon esprit la vision d’une silhouette blanche d’avion de chasse glissant dans la voûte obscure. Perdu entre conscience et rêve, je ressentis une étrange angoisse, et cette illusion devait plusieurs fois revenir me hanter durant un hiver marqué de nombreuses insomnies. »
Ce travail fonctionne donc comme une manière d’anamnèse dans son acception aristotélicienne plutôt que platonicienne, soit comme rappel volontaire du souvenir, ce que tend à confirmer la conséquence qu’en tire Takuji Shimmura : « La photographie se révélait une fois encore être un outil de mise en ordre de mes intérêts visuels, de classement mémoriel. »
Ainsi les séries de photographies la question posée par Paul Ricœur dans l’introduction de son ouvrage sur la mémoire et qui concerne la représentation du passé. « …qu’en est-il de l’énigme d’une image […] qui se donne comme présence d’une chose absente marquée par le sceau de l’antérieur », s’interroge-t-il dans Histoire et Vérité. (Edition du Seuil, Paris, 2001. p. II)
Il pose par ailleurs la question suivante : « de quoi se souvient-on quand on se souvient ? » soulignant ainsi qu’il est impossible de distinguer réalité et fiction. La mémoire, comme envisagé plus haut ne peut être être fidèle au passé, relevant de l’ordre de l’affectif et du sensible. Comme ses prédécesseurs antiques, Platon et d’Aristote, Paul Ricœur distingue deux types de mémoire, la mnémé et l’anamésis. La mnémé désigne cette mémoire sensible qui nous affecte, sans intervention volontaire, l’anamésis quant à elle renvoie à ce qu’il nomme le rappel et qu’il comprend comme une mémoire exercée, une recherche active et volontaire, dirigée contre l’oubli.
La principale différence entre la mémoire et la représentation, l’une et l’autre rendant présent quelque chose d’absent, est que la mémoire serait le garant du caractère passé de ce dont elle assure se souvenir. La mémoire est référence à quelque chose qui n’est plus.
La mise en image du souvenir suppose une reconstruction.