Richard Höglund

Le Salon du dessin contemporain qui s’est tenu en avril dernier, a été l’occasion de nombreuses découvertes ou re-découvertes d’artistes. Le dessin en effet permet d’avoir une approche différente sur le travail, reposant plus sur des qualités plastiques que sur une approche conceptuelle. Focus sur le travail d’un jeune artiste Richard Höglund.

Il y a toujours eu une distance irréductible et mystérieuse entre l’activité de la pensée et sa formulation dans le langage. La frénésie électrique des connexions des synapses est le point aveugle de la conscience. C’est ce point qu’explore le travail de Richard Höglund. Ses dessins lui permettent d’avancer dans cet inconnu à la manière du bouclier de bronze de Persée affrontant la Gorgone. La surface réfléchissante du bouclier agit comme un rétroviseur, évitant à Persée de faire face au regard mortel de la Méduse.

Les dessins de Richard Höglund se livrent à la mesure d’un geste, celui de l’écriture. Mais celui-ci a été déréglé. Il ne retraduit plus le sens d’une phrase mais témoigne de l’activité de la main, de la frénésie d’un corps s’attachant à un travail. En livrant au langage le reflet déformé de lui-même, il fait émerger le soubassement de toute phrase, de tout mot, c’est à dire l’inscription corporel du signe et l’activité organique d’un corps livré à la réflexion.

C’est souvent par une lecture que débute un projet de dessin. Spinoza, Valéry, Borges. Puis des motifs se forment, reviennent, évoluent, lui permettant d’élaborer un prémisse de vocabulaire, lui demandant d’agencer des structures qui trahissent l’organisation d’une pensée sans en révéler le contenu.

Dans les dessins de Richard Höglund, le geste de l’écriture semble s’être désolidarisé de sa fonction et se livre dans la frénésie d’un mouvement, dans une joie que provoque l’égarement du trait hors du sens. Les lignes sont scandées par la gestualité de la main posant une pointe de graphite sur une feuille. Mais ce n’est pas le geste du dessin qui est exécuté, ce n’est pas un geste ample visant à tracer des courbes, des volutes et de grands arcs, guidé par le mouvement du bras. C’est plutôt le geste d’une main qui écrit et qui se détache d’un bras immobile, une main ressemblant à un animal nerveux tenu au bout d’un bâton. Les lignes de ses dessins sont sinueuses, précises, graphiques. C’est comme si le geste de l’écriture ne disait plus rien, ne signifiait plus rien mais gardait une activité mécanique, presque oscillatoire.

Ce geste se tient sur un niveau organique. Les variations de la ligne apparaissent ainsi comme des écarts, à la manière d’un électrocardiogramme qui ne traduit plus le battement du cœur mais avance comme une machine déréglée. C’est pourquoi les dessins semblent des graphes qui ne se raccrochent à aucune iconographie. Lorsque la ligne est très noire, témoignant d’un geste plus appuyé, ou que l’on voit des pics nerveux surgir au sein de la ligne, cela traduit une intensité dans l’activité de la main, le fil d’un rythme intérieur qui change de niveaux dans la sensation.

En ce sens, les dessins de Richard Höglund relèvent d’un pré-langage, d’une activité du geste d’écrire avant l’écriture. Le pré-langage serait alors issu d’une rencontre, de la jubilation de cette rencontre, de celle de la gorge eu du mot ou d’une main « courant » sur la feuille. Le poète Francis Ponge nomme cet exultant couplage entre le corps et les structures du monde, l’objoie. Cet objoie relève pour le psychanalyste Jean-Pierre Fedida du jeu de fort-da découvert par Freud. Dans le fort-da, la bobine lancée par l’enfant symbolise la figure maternelle. Quand l’enfant lance cette bobine, la mère est représentée loin de lui, quand il la tire à lui, l’image de la mère se rapproche. Et, lorsque cette bobine lui revient, il s’exclame « daaaaaa », et c’est l’exultation, la joie, qui résonnera plus tard dans le processus créateur et dans l’objoie. Dans l’objoie, c’est ainsi la résurgence d’un lien originel qui s’opère, la présence/absence d’une figure maternelle. Ainsi le signe ou le mot seraient pour le poète ou pour l’artiste des écrans, des caisses de résonance avec une relation primordiale. Soit une sorte d’enfance du signe.

Il y a dans le travail de Richard Höglund quelque chose qui se tient au-delà d’un pré-langage, qui tout en l’ayant assimilé, le dépasse, vers une construction grammaticale du langage, quelque chose comme du jargon. Le jargon est l’arme du poète avant d’être celle du scientifique. Il se présente comme une langue aux sonorités absurdes car entendues une seule fois. Raoul Hausman parle de ses poèmes phonétiques comme des « automobiles de l’âme ». Moravagine, héros de Cendrars, parle aussi un jargon : « Ké-ré-keu-keu-ko-kex », dit-il dans son journal, unique mot de la langue martienne qui signifie tout ce qu’on veut. Le jargon se construit sur une assimilation préconsciente des structures du langage, des axes sémantique et syntaxique. Ce qui échappe au sujet, le point aveugle de sa pensée, nous le rappelle Lacan, c’est que cette construction est toujours en rapport avec la réserve inconsciente. Quand le sujet raconte une histoire, il doit ajuster ces structures linguistiques sur le noyau psychique de son souvenir. Les artistes malmènent cette architecture du langage, la déforment, pour s’en faire des cabanes individuelles dont les parois enveloppent le sujet, serrent au plus près son rythme intérieur, au détriment d’une lisibilité extérieure. Le jargon est tendu entre deux pôles : nécessité de dire à l’autre mais aussi nécessité de faire sortir le souffle intérieur de l’expression. Et l’un de constamment s’ajuster à l’autre : l’activité organique de l’écriture sur la structure intelligible du langage. Les dessins de Richard Höglund rendraient compte d’un tel ajustement et en seraient comme les graphes.

Il y a entre l’écriture et le dessin bien d’autres similitudes. Paul Klee et Wassily Kandinsky tracent des corrélations entre le signe graphique et pictural, entre le point de l’écriture et celui du dessin. « Ecrire et dessiner, écrit Klee, sont identiques en leur fond ». L’artiste conceptuel Douglas Huebler remarque : « Lorsque je pratiquais encore le dessin, j’employais le plus petit signe visuel imaginable, c’est-à-dire le point, en spéculant sur sa double signification par rapport au langage et à la page blanche. »

Puis vient la ligne, c’est ce qui va prolonger la marque du point, l’étirer dans la longueur du trait. La ligne soude un point à un autre, un élément à un autre. Dans le débat entre partisan du dessin et de la couleur, et opposant le peintre Poussin à Rubens, la ligne est ce qui rend allégeance au récit. Quant à la couleur, elle ne fait que refléter les sentiments intérieurs et par là détourner la peinture de sa vocation à l’Ut Pictura Poesis, la poésie comme la peinture. La ligne confère des contours à l’Histoire, elle sert un récit. Elle permet la hiérarchisation, l’ordre d’une composition, elle est tournée vers la lecture qu’en fera le spectateur.

Si on voulait continuer à comparer l’écriture et le dessin, la ligne évoque l’axe syntaxique. L’axe syntaxique induit la hiérarchisation des signes linguistiques, une combinaison des mots dans la structure de la phrase. En comparaison avec cet axe syntaxique, les lignes tracées selon une perspective, s’élancent depuis un point de fuite jusqu’au plan du spectateur. Dans leur déploiement, elles enchaînent les éléments les uns aux autres, les figures sont disposées dans une hiérarchie, de la plus petite à la plus grande, de la plus éloignée à la plus proche, de la mois visible à la plus manifeste. Ordonnance des formes sur la grille perspectiviste ; ordre des mots, sujet-verbe-complément sur l’axe syntaxique.

Pour Roman Jakobson, tout signe linguistique implique deux modes d’arrangement, soit selon l’axe syntaxique, soit selon l’axe sémantique. L’axe sémantique va induire une association par similarité, sélection d’un signe tiré d’une même catégorie et dont la permutation vient garantir la richesse de l’expression. L’axe sémantique ouvre sur la métaphore et sur le paradigme. La métaphore, qui pose un rapport de similitude entre deux termes d’une même catégorie de mots, est l’esquisse d’un espace. Elle induit une coexistence stricte de ces deux termes. Si la ligne de l’axe syntaxique est un enchaînement et une hiérarchisation d’éléments sur une ligne, l’axe sémantique ouvre un espace dans lequel les éléments existent simultanément et constituent ainsi le cadre qui va déterminer une étendue.

Dans le dessin de Richard Höglund, CEM XXI, 2007, de grandes lignes traversent le dessin, accompagnant le regard dans sa circulation sur la feuille, marquent une temporalité et hiérarchisent ainsi la composition, induisant une construction syntaxique. Mais il y aussi un carré gris, au centre, qui est discrètement signalé par de l’encre très diluée. Dans ce carré se joue une symétrie haut/bas, gauche/droite qui se constitue comme une grille spatiale dans laquelle les éléments peuvent permuter puisqu’ils sont donnés dans une équivalence géométrique : ouverture d’un espace métaphorique.

Ainsi, le travail de la main dans l’œuvre de Richard Höglund, rencontre-t-il à nouveau celui de la pensée et vient dresser un pont entre la chose en nous et la chose hors de nous.