Deux grandes expositions sont consacrées en ce moment à Roberto Matta, l’une au Museum Frieder Burda à Baden-Baden, l’autre au Musée Cantini de Marseille. Le véritable nom de cet artiste était Roberto Antonio Sebastián Matta Echaurren, mais on dit souvent seulement Matta, pour évoquer ce peintre légendaire chilien, né à Santiago en 1911 (en fait le 11/11/11, ça ne s’invente pas) et mort en Italie à Civitavecchia en 2002. Il a été dit alors qu’avec lui s’éteignait le « dernier des surréalistes ».
Durant ses études au Chili il s’est orienté vers l’architecture et le design intérieur. Cela le conduisit à venir en Europe en 1933 pour parfaire ses connaissances et à travailler dans l’atelier de Le Corbusier pendant deux ans. Durant ses voyage en Europe il rencontre le milieu artistique à la pointe de l’innovation, tant pour la poésie que dans les arts plastiques : en Espagne Frederico Garcia Lorca, en Scandinavie Alvar Aalto, à Londres Henri Moore et Roland Penrose. Encouragé par Salvator Dalí, Pablo Picasso et André Breton, il se met à peindre vers 1937. En France il fait la connaissance entre autres de Gordon Onslow Ford, Yves Tanguy et Marcel Duchamp.
En 1938 il fuit l’Europe qui se prépare à la guerre et se réfugie à New York, où il participe à l’activité des surréalistes européens en exil : revues View (1941) et VVV (1942 et 1944), exposition First Papers of Surrealism. Il y fait sa première exposition en 1940. Dès 1938 et ses première grandes peintures réalisées en Bretagne, il met en place son style personnel, avec ce qu’il a nommé ses Morphologies psychologiques. Celui-ci est marqué par des caractéristiques singulières comme de grandes taches colorées réalisées avec des chiffons, de fines lignes qui spatialisent la composition et des formes incertaines possiblement interprétables figurativement. L’exposition du Musée Cantini se veut chronologique. Elle permet de constater comment, à partir de ces constituants de base, l’artiste va développer une œuvre à la fois originale — on reconnaît être là en face d’un Matta — et en prise avec les questions sociales et politiques de l’époque où elle est créée.
La vie de Matta fut riche de rencontres multiples ; les personnalités, déjà célèbres, croisées exerceront des influences sur son art. Mais, très tôt, de nombreux autres artistes, notamment des figures importantes de l’abstraction américaine comme Pollock, Motherwell, Baziotes, trouvèrent dans sa peinture des justifications à leurs propres aspirations. L’homme était d’un charisme certain, ses engagements pour des causes politiques justes et sincères, il a mis durant sa vie en accord ses actes et ses convictions. À l’instar d’un Picasso il est parvenu, tout en continuant des recherches plastiques, à inscrire dans son art ses engagements politiques. Matta manifesta par son art son opposition à la guerre, aux répressions, aux multiples barbaries de la société qui lui était contemporaine. Des œuvres comme Les puissances du désordre, 1964, et La Question, 1962 sont respectivement des dénonciations du régime espagnol de Franco et de la torture française en Algérie. Il séjourna très peu dans son pays natal le Chili ; il y travailla seulement entre 1971 et 1973. Chassé par la dictature de Pinochet, il choisit à nouveau l’exil, situation qu’il qualifiait par la forme écrite paradoxale d’« Ex-il » .
Par delà la personnalité de l’homme ce sont les singularités de ses œuvres elles-mêmes qui ont marqué autant les artistes de sa génération que les plus jeunes. La plupart des textes critiques trouvent tellement de matière à écrire à partir de la biographie de cet artiste qu’ils s’en contentent, omettant d’analyser les qualités artistiques de ses peintures.
La formation initiale de Roberto Matta comme architecte se retrouve dans l’organisation spatiale de ses tableaux. Il connaît les possibilités qu’offre l’emploi des fuyantes pour créer l’illusion d’une profondeur en arrière du plan du tableau. En s’en servant en tous sens, sans focalisation unique, il se montre habile à pervertir le système de représentation issu de la Renaissance. Contrairement à de nombreux artistes qui, à la suite du cubisme et notamment, de l’invention des papiers collés, tendront à réduire la profondeur de l’espace pictural, Matta, comme d’autres surréalistes (Dali, Tanguy, Chirico), choisit d’en jouer. Dans ses tableaux comme Les Puissances du désordre, 1964-1965, dont le sujet a été évoqué plus haut, sont associées des effets de profondeur différents, se mêlent des perspectives euclidiennes, des échelonnements profonds par figures superposées, des transparences partielles, etc.
Chez lui l’espace représenté est doté d’une profondeur physique et psychique. Les lignes perspectives servent à construire l’espace des tableaux et en plus elles constituent de multiples appels aux regardeurs : Matta, l’appelant, demande aux regardeurs appelés de plonger les yeux en premier dans les mouvements de sa peinture. Cet appel à une descente dans l’œuvre est aussi la promesse d’une montée vers quelque septième ciel non figuré. On entre dans le rêve sans spiritualités métaphysiques : les mondes évoqués s’éloignent de ceux visibles par l’homme. Pourtant, dans leur fiction, ils restent proches du réel des sciences : physique, chimie, astronomie. Les flux et les fluides circulent entre les machineries interstellaires. Devant certains tableaux on a l’impression d’être devant des vignettes énormément agrandies de bandes dessinées futuristes. Mais cette différence de dimension est précisément de taille puisqu’elle inverse le rapport corporel du visiteur à l’image. Une des caractéristiques des créations de Roberto Matta est la mise en place d’environnements monumentaux : de très grandes peintures sur toiles recouvrent les murs (et parfois le plafond) des lieux d’expositions, donnant aux visiteurs un sentiment d’humilité.
De tableau en tableau le regard du spectateur se laisse embarquer pour de nouveaux voyages aux esthétiques différenciées. L’œil plonge ; les couleurs, les valeurs, les lignes l’accompagnent, le perdent un peu, avant de le faire remonter à la surface. Dans ce monde de conflits, de machinations multiples, le mouvement dominant reste ascendant. Entrer dans le tableau, c’est déjà en accepter l’énergie. Par delà ce qui est tracé, représenté, mis en couleurs, il y a un emportement, un mouvement d’expansion dans les quatre directions de l’espace. De pseudo objets en pseudo espace, l’œil dérive et le constat de cet emportement moins d’en arrêter l’aspiration, favorise l’émotion. Les lignes simples ou doubles sont des flèches pour l’agitation de nos sens (en tous sens).
Devant une œuvre comme L’impensable 1958, impossible d’arrêter le regard ; le fond est lui-même instable. Le regard essaye de s’accrocher aux figures plus ou moins figuratives, permettant des interprétations. Pourtant les vides, les transparences, même les tracés spatialisés, empêchent les arrêts. Cela fuse de partout ; il est impossible de décider d’une hiérarchie en dehors du motif central avec ses couleurs bleu, jaune et rouge. On sent bien que cette peinture s’est inventée dans l’action. Elle relance sans cesse le regard, elle ne tranquillise pas.
Tout l’art de Roberto Matta est dans la maîtrise pour chaque tableau d’une multitude d’événements plastiques constituant autant de lieux dont la formation repose sur l’inattendu qu’a parfaitement favorisé le recours à l’automatisme surréaliste. Dans le Manifeste du Surréalisme André Breton donne comme définition de celui-ci : « Surréalisme n. m. Automatisme physique pur par lequel on se propose d’exprimer (…) le fonctionnement réel de la pensée à travers l’agitation organique qu’elle communique au corps … ». On entend que Roberto Matta entre parfaitement dans cette définition. Il fut très vite adopté et reconnu par ses pairs et s’il fut plus tard exclu du mouvement ce ne fut pas pour des causes esthétiques mais pour des raisons morales . L’art de cet artiste ne tombe jamais dans l’imagerie onirique. Les emportements générés par les œuvres touchent autant les esprits que les corps.
Chez lui il y a toujours ambiguïté entre la maîtrise des moyens mis en œuvre et l’emportement psychique de l’auteur, entre le savoir-faire et l’improvisation. La complexité de ses créations permet de concilier tous les antagonismes supposés. Il y a une volonté d’inventer un espace autre, un espace au-delà de l’espace réaliste comme de l’espace cubiste. On apprécie le jeu constant entre maîtrise et hasard, entre les pleins et les vides, l’ordre et le désordre.
La métamorphose de l’espace réclame aussi une mutation des titres des tableaux. L’automatisme graphique appelle une envolée de la langue sous la dictée de la pensée visuelle. Une ligne des mots, plus suggestive que descriptive, se doit d’accompagner les multiples tracés comme Être hommonde,1960 (triptyque 200 x 800 cm). L’explication se trouve dans un texte de l’auteur, partiellement reproduit à côté du cartel dans l’exposition de Marseille : « Je doute que ce soit par l’œil qu’on peut “voir”, mais depuis toujours s’applique à cette technique qu’on appelle la peinture qui est sensée nous donner le sentiment d’être uni, d’être hommonde. »
On est obligé de s’arrêter sur cette phrase qui résume toute la générosité de l’artiste, toute sa profonde culture de l’art et qui démontre, encore si besoin est, sa singulière capacité à inventer autant des images qui font rêver que des mots tout à la fois poétiques et signifiants.