L’artiste suisse Roman Signer, au travers de ces « actions-sculptures », fait surgir une temporalité particulière, celle-là même qui fait que les horlogers et les poètes s’attachent à une unique précision.

Il n’est plus besoin de présenter les « actions-sculptures » de Roman Signer. Depuis 1973, il utilise des objets de la banalité, – thème si cher aux années 70 – chaise, table, ballon de baudruche, ficelle, ou même encore explosifs, pétards et fusées pour que jaillisent des situations incongrues au sein-même de paysages naturels. Ainsi il provoque des accidents, fait intervenir des déséquilibres, joue avec les coïncidences afin que chaque « action-sculpture » apparaisse comme une constellation de forces élémentaires : une barque de bois arrimée à un ballon d’hélium s’envole à la coudée d’une chute d’eau, une piscine gonflable est repoussée au plafond par l’action d’une soufflerie, une chaise est poussée progressivement dans un cours d’eau…

Le caractère éphémère de ces pièces, à la lisière du land art et de la performance, nous fait parfois sourire tant il dénote une certaine absurdité et semble à ce titre reprendre la tradition picturale des vanités : futilité de nos actions emportées par le flux du temps, insignifiance de nos aspirations, voile illusoire des désirs. Mais ce qui rend cette oeuvre si singulière est la mise en forme d’une certaine notion du temps, d’une « ponctualité » dans le sens où l’artiste se trouve toujours au croisement entre son intention première et ses agissements sur la matière. Le « punctum » serait ainsi le point sur la ligne infinie et imaginaire du temps où se rencontrent les calculs méticuleux d’un poète avec leurs conséquences exactes dans le réel. Et cela ne peut que nous renvoyer à une vidéo d’autres artistes suisses, Peter Fischli et David Weiss qui avaient, dans le Cours des choses (Der Lauf der Dinge, 1987), enchaînés ensemble des événements d’une façon quasi-mécanique : la chute d’une échelle entraînant le glissement d’un pneu venant buter sur un obstacle où s’allume un feu….Peut-on alors reconnaître dans cette même aspiration à créer des dispositifs d’exactitude et de précision, un certain rapport au temps que partageraient Roman Signer avec le duo Peter Fischli/David Weiss « A-t-on le droit de signaler leur « hélvétisme » commun » S’il peut paraître hâtif, voire hasardeux, de raccrocher cette conception du temps à une culture, il demeure néanmoins essentiel d’en décrire les rouages.

Reprenons. En effet, Roman Signer se présente non pas en tant qu’artiste de la performance, mais au contraire comme sculpteur. Ce portrait peut étonner lorsqu’on se trouve face aux nombreuses vidéos retraçant toutes ses « actions ». Mais celles-ci nous engagent dans une perception particulière de l’espace et du temps. Tout d’abord l’espace se contracte autour de l’action elle-même : l’envol d’un ballon, la chute d’une table, ou l’effondrement d’une pile, nous propulse au coeur d’un micro-événement, comme si l’artiste nous invitait à regarder le monde au travers d’un microscope. L’attention se focalise sur l’insignifiance des scénarii ou la pauvreté des moyens qui, normalement, ne nous interpellent pas dans la vie courante. L’espace est comme gelé, réduit au seul point de l’ « action-sculpture ». Ce n’est pas un espace que l’on parcourt, que l’on traverse : l’espace de l’oeuvre détermine un lieu propre, un immobilisme à partir duquel tout va se dénouer. En ce sens, l’oeuvre de Roman Signer rejoint les démarches des artistes des années 70, Vito Acconci ou Bruce Nauman qui, dans leur vidéo-performance, traitent le corps comme un objet-sculpture, comme un outil voué à la répétition. Si le travail de Roman Signer nous invite à pénétrer dans un espace réduit, concentré, il s’attache également à figer le temps. En calculant avec précision le jet d’une pierre, l’envol d’un projectile ou la portée d’un tir, bref en déployant une maîtrise des éléments, l’artiste peut se targuer de reproduire l’événement aussi souvent qu’il le souhaite. La temporalité qui sous-tend ses pièces est un temps de la répétition, de la réitération, chaque action pouvant se reproduire semblable à la précédente. Le temps apparaît alors comme une chose immobile que l’on peut manipuler, prendre dans ses mains et tourner dans tous les sens. Ces expériences, qui au premier abord, semblent enfantines, relèvent d’une tension, d’une extrême violence. L’espace et le temps gelés à la manière d’un flux d’eau réduit à une boule de neige. Le mouvement et la vie capturés dans une immobilité toute statuaire, comme si ces « actions-sculptures » constituaient des points de retour et d’aller-et-vient toujours possibles pour un voyageur de l’errance.

Ce qui est intéressant de remarquer, dans cette première exposition personnelle dans une institution parisienne, le Centre Culturel Suisse, c’est la façon dont l’artiste a occupé l’espace. On y retrouve, à l’instar de ses oeuvres, la sensation de solitude d’un objet unique posé par inadvertance dans une étendue (blanche, celle des murs de l’Institut). Les différentes pièces exposées se donnent à voir mais semblent ne pas rentrer « en dialogue » les unes avec les autres. Il nous faut aussi noter la présence étrange d’un dispositif où une dizaine de moniteurs arborent les films des « actions-sculptures » de l’artiste. Sur chacun d’eux, un autre moniteur est posé : on y voit une personne qui, dans la langue des signes, nous rapporte ce qui se passe « en-dessous » d’elle. Ordinairement utilisée pour le discours, cette traduction en langage des signes bascule du côté de l’absurde. Pas seulement. On pourrait y trouver la dernière pièce de notre puzzle, de notre questionnement sur le rapport au temps qu’entretient l’artiste. En effet, ce que révèle ce dispositif, ce n’est pas tant la traduction d’une image en « mots » de la langue des signes mais un redoublement. L’ « action-sculpture », à la manière de la langue des signes, compose des mots, des phrases. S’y énonce toute une poésie qui charme le regard par la précision de sa syntaxe. Et toutes ces « actions-sculptures » que créée Roman Signer dans la nature arborent la précision du signe, la méticulosité d’un horloger du temps.